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Nécessité fait loi

Face à l'urgence


Nécessité fait loi
Anne-Marie Le Pourhiet, juriste francaise. Numéro de reportage : 00636954_000036 © BALTEL/SIPA

« J’avoue, pourtant que l’usage des peuples les plus libres qui aient jamais été sur la terre me fait croire qu’il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté comme l’on cache les statues des dieux ». 


Montesquieu exprime ainsi dans une formule célèbre de L’esprit des lois le principe général du droit que nous connaissons communément sous l’adage « Nécessité fait loi » et que le juriste Adhémar Esmein énonçait en termes réalistes au lendemain de la Grande Guerre: « Nous ne disons pas que périsse le pays plutôt qu’un principe ». Il reprenait ainsi la morale du fabuliste et juriste La Fontaine : « Mieux vaut plier que rompre ». L’épidémie de Covid-19 nous plonge très exactement dans ces situations de crise où il faut recourir au droit d’exception pour mettre momentanément les libertés en parenthèses.

Le principe de nécessité signifie qu’en cas de péril grave pour l’intérêt général (sécurité publique, santé publique, ordre public en général), il est toujours possible de déroger aux règles de droit habituelles lorsque le respect de celles-ci devient impossible ou que leur stricte application menacerait la protection de tous et se retournerait contre l’intérêt général.  

Urgence et droit

Toutes les règles de droit sont ainsi susceptibles de plier sous l’impératif de la nécessité et de l’urgence, que ce soient les règles de procédure de l’action publique (consultations, enquêtes, demande et attente d’autorisation, délais d’entrée en vigueur, délibérations collégiales, etc…) qui ralentissent l’adoption et l’application de décisions urgentes, ou les règles de compétence (impossibilité de réunir des assemblées ou d’attendre l’intervention de l’autorité normalement compétente), ou encore, bien sûr, les règles de fond et en particulier celles qui garantissent les libertés (liberté d’aller et venir, libertés de réunion et manifestation, liberté d’entreprendre, droit de propriété, liberté contractuelle, etc …).

Le conseiller d’État Romieu démontrait en 1902 que le principe fondamental de notre droit public selon lequel il faut l’autorisation d’un juge pour faire exécuter manu militari une décision de l’Administration devait plier devant l’urgence résultant d’un « péril imminent pour la sécurité, la salubrité ou le bon ordre » et concluait d’une phrase également célèbre : « Quand la maison brûle, on ne va pas demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers ».

Parfois le droit a lui-même anticipé les mesures de crise et inscrit dans ses codes ce que l’on appelle des « législations d’exception » destinées à être appliquées lorsque le péril apparaît. Il suffira alors que les circonstances redoutées se produisent pour que l’on puisse déclencher l’arsenal normatif exorbitant. Prévoir l’imprévisible, telle est la lourde tâche du législateur d’exception. 

Notre droit contient ainsi de nombreuses « trousses d’urgence » prêtes à l’emploi. La plus connue et impressionnante est évidemment l’article 16 de la Constitution qui donne les pleins pouvoirs au président de la Ve République lorsque deux conditions cumulatives sont réunies : une menace grave et immédiate pesant sur les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité de son territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux et une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels. 

Mais cet article constitutionnel, voulu par le général de Gaulle en souvenir de la débâcle de 1940, s’ajoute à deux autres législations susceptibles de servir en temps de crise. L’état de siège, simplement mentionné à l’article 36 de la Constitution, et régi par une loi du 9 août 1849 modifiée, vise les guerres étrangères ou civiles et permet le transfert des pouvoirs de police civils aux militaires en les dotant de quatre pouvoirs exceptionnels. L’état d’urgence, que nous connaissons déjà bien puisqu’il fût appliqué en 1985 en Nouvelle-Calédonie, en 2005 pour la crise des banlieues et en 2015 lors des attentats terroristes, est prévu par une loi du 3 avril 1955 plusieurs fois modifiée. Il s’applique « en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public ou en cas d’évènements présentant par leur nature ou leur gravité le caractère de calamité publique ». Toutefois, les nombreux pouvoirs dérogatoires que cette législation accorde aux autorités civiles, surtout destinés à lutter contre des violences, attentats et rébellions, ne sont pas forcément nécessaires ni adaptés à une épidémie.

L’urgence sanitaire, quant à elle, est régie par la loi du 5 mars 2007 « relative à la préparation du système de santé à des menaces sanitaires de grande ampleur » intégré dans le Code de la santé publique (3e partie, Livre 1er, titre III). Le chapitre 1er de ce titre, intitulé « Mesures d’urgence », accorde directement des pouvoirs très larges au Premier ministre et au ministre chargé de la Santé. L’article L3131-1 en particulier dispose : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ». C’est sur le fondement de cette disposition qu’ont été pris les premiers décrets et arrêtés successifs de mars 2020 prononçant des réquisitions de masques, réglementant le prix du gel hydroalcoolique, prescrivant les mesures de « distanciation sociale » les plus importantes comme la fermeture des établissements d’enseignement et des lieux non indispensables accueillant le public, l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes, l’interdiction des escales de paquebots de croisières dans nos territoires insulaires, les mesures de confinement, etc… 

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La loi d’urgence sanitaire qui vient d’être promulguée ajoute à ce premier chapitre un  nouveau chapitre 1bis instaurant un « État d’urgence sanitaire » déclaré par décret en Conseil des ministres mais dont la prolongation au-delà de un mois nécessite une loi. Applicable « en cas de catastrophe sanitaire, notamment d’épidémie mettant en péril par sa nature et sa gravité, la santé de la population », ce texte se borne en réalité à reconnaître au Premier ministre une dizaine de pouvoirs existants déjà mis en œuvre. Il confirme les importantes restrictions de libertés imposées par les épidémies en précisant simplement davantage la répartition des compétences entre le Premier ministre (décrets) et le ministre de la santé (arrêtés). En droit strict ce texte n’apporte donc rien de nouveau et constitue un pur outil de communication de crise, exactement comme le projet avorté de François Hollande qui voulait inscrire en 2015 l’Etat d’urgence sécuritaire dans la Constitution alors que c’était juridiquement parfaitement inutile. Il s’agit surtout d’affichage politique destiné à frapper l’opinion.

Mais il reste de toutes façons toujours possible d’aller encore plus loin que ce que permettent les textes lorsque ceux-ci n’ont pas expressément prévu toutes les mesures qui se révèlent nécessaires. Lorsque la réunion du parlement est possible, celui-ci peut toujours voter d’urgence une habilitation au gouvernement lui donnant des pouvoirs supplémentaires. Cette possibilité est prévue par l’article 38 de la Constitution dont le Conseil constitutionnel a bien spécifié qu’il pouvait être utilisé pour permettre l’adoption de mesures urgentes par ordonnance. Sous la IVe République de telles habilitations ont été votées alors même que la Constitution les interdisait. La loi du 16 mars 1956 sur les pouvoirs spéciaux en Algérie, récemment mise en cause par Emmanuel Macron au motif qu’elle aurait permis des dérives et notamment la pratique de la torture, ou la loi du 3 juin 1958 autorisant le gouvernement du général de Gaulle, dernier président du Conseil de la IVe République, à légiférer directement pour résorber la crise algérienne, se sont ainsi ajoutées à la loi sur l’état d’urgence pour donner à l’exécutif des pouvoirs quasi-illimités. Sous la Ve République, la loi du 4 février 1960, votée au lendemain des barricades d’Alger sur le fondement de l’article 38 de la nouvelle Constitution, avait encore donné au gouvernement du général de Gaulle des pouvoirs supplémentaires, avant que le putsch d’Alger ne le conduise, en 1961, à utiliser l’article 16. C’est aussi ce type d’habilitation qui vient d’être votée au gouvernement Philippe à la fois pour organiser le second tour des élections municipales reportées à Juin et pour prendre par ordonnance toute une série de mesures économiques et sociales liées à la pandémie.

Outre ces habilitations permettant au gouvernement de légiférer directement par ordonnance le parlement peut aussi voter, comme il vient de le faire, une loi de finances rectificative permettant au gouvernement de dépasser les autorisations budgétaires de l’année pour prendre les mesures de soutien économique nécessaires, y compris pour déroger aux règles de programmation budgétaire organiques ou européennes. 

Où se trouve la limite?

On se doute bien que la compétence et la procédure parlementaires soulèvent quelques interrogations au cœur d’une épidémie où la contagion est telle que l’on interdit les réunions, même familiales, et que l’Assemblée nationale a précisément constitué l’un des premiers « clusters » du pays. Le regroupement de 577 députés et 348 sénateurs dans leurs hémicycles respectifs est certainement la dernière chose à faire en pareille crise. La discussion et le vote des lois du 23 mars 2020 se sont donc faits, non seulement en procédure ultra-accélérée mais aussi en effectif resserré de trois députés par groupe parlementaire, en commission comme en séance publique…. La démocratie, le pluralisme et les règles de délégation de vote ont donc également été mis en quarantaine.

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En tout état de cause, même lorsqu’il n’y a pas de fondement constitutionnel ou légal ni d’autorisation législative expresse, la jurisprudence dite « des circonstances exceptionnelles », illustrée par l’arrêt Heyriès rendu par le Conseil d’État en 1918, permet encore à l’exécutif d’aller plus loin que ce que permettent les lois d’exception. C’est ainsi que le Journal officiel s’est rempli pendant quelques jours d’arrêtés et décrets, dont celui du 16 mars 2020 « portant réglementation des déplacements dans le cadre de la lutte contre la propagation du virus covid-19 », comportant des visas que les juristes n’avaient pas lus depuis bien longtemps et dont les jeunes générations ignorent le sens : « Vu l’urgence », « Vu les circonstances exceptionnelles ». On appelle cela les « décrets de guerre ».

Bien entendu il existe à tous ces pouvoirs de crise une limite, explicite ou implicite, qui réside justement dans la stricte nécessité des mesures prises, c’est-à-dire la proportionnalité entre la menace à écarter et l’intérêt à sauvegarder. La loi du 23 mars sur l’urgence sanitaire précise bien que les mesures prises doivent être « strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu » et qu’il « y est mis fin sans délai lorsqu’elles ne sont plus nécessaires ». C’est évidemment là que se situe toute la difficulté de la fonction et de la responsabilité publiques dans la gestion des crises. Les juges, constitutionnels, administratifs, judicaires et même européens, pourront être saisis des mesures ainsi décidées, qu’elles soient générales ou individuelles, et être amenés à effectuer un contrôle sur leur proportionnalité. L’histoire enseigne cependant que le contrôle juridictionnel des mesures de crise, prenant en compte la difficulté d’appréciation des autorités, est le plus souvent restreint et limité aux abus manifestes.

Mais plus que l’action c’est sans doute l’incurie et l’impéritie dans la prévention de la crise qui sera jugée a posteriori. L’histoire de France se souviendra qu’un gouvernement de la République aura laissé son ministre de la santé abandonner le navire en pleine arrivée d’une épidémie gravissime pour remplacer un candidat à la mairie de Paris ayant eu l’élégante idée de filmer sa masturbation dans sa cuisine et alors même que le déroulement normal d’une élection municipale à deux tours devenait parfaitement irréaliste. 

Nul ne se plaindra de l’atteinte au droit de propriété que constitue la réquisition des stocks de masques existants, décidée tardivement par le gouvernement, mais l’on demandera en revanche des comptes à ceux qui n’ont pas su anticiper la production des millions de masques nécessaires en réquisitionnant, au besoin, des entreprises pour en fabriquer. Nul ne se plaindra non plus de l’atteinte portée au « droit à l’éducation » par la fermeture des Universités annoncée le 12 mars mais on ne manquera pas d’interroger les autorités sur la folie consistant à laisser encore le 14 mars des groupes de 400 étudiants se serrer et se claquer la bise sans masque dans des amphis non nettoyés alors même que certains d’entre eux, résidant dans des clusters, étaient chaleureusement invités à venir souffler dans le nez des autres dès lors qu’ils n’avaient « pas de symptômes » ! Nul ne se serait plaint d’un dépistage obligatoire massif ni d’un port obligatoire du masque, fussent-ils très attentatoires aux libertés, mais l’on interpellera en revanche ceux qui ne les ont pas ordonné. 

Un autre virus a, par le passé, envoyé quelques-uns de nos ministres en Cour de justice de la République. Le droit de la santé repasse étrangement le plat, entre la peste et le choléra. Si « gouverner c’est prévoir », alors observons que nos gouvernants n’ont pas manqué de pouvoirs mais plutôt de savoir et de devoir.



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Juriste spécialiste de droit constitutionnel, professeur de droit public à l’Université de Rennes I

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