On peut frapper Daech sans faire d’Assad un allié


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Docteur en géopolitique, maître de conférences à Sciences-Po Paris et à la Paris School of Business, Frédéric Encel a été lauréat 2015 du Grand Prix de la Société de Géographie. Dernier ouvrage : Petites leçons de diplomatie (Autrement, 2015).

Daoud Boughezala. Pour décrire la politique occidentale contre l’État islamique, de Molenbeek à Raqqa, la notion de « guerre contre le terrorisme » vous paraît-elle opératoire ?

Frédéric Encel. La guerre contre le terrorisme n’a pas de sens. Car le terrorisme n’est qu’un cadre conceptuel, un mode d’expression de la violence, une façon différente de faire la guerre en quelque sorte. Décréter une « guerre contre le terrorisme », c’est donc un peu comme affirmer qu’il faut faire la guerre à la guerre, ou éradiquer la maladie au sens générique du terme. On ne combat pas la guerre, on ne soigne pas la maladie ; on combat une idéologie qui emprunte le mode d’action terroriste, et on tente d’éradiquer une maladie parmi d’autres. En l’occurrence, c’est bien l’islamisme radical qui, ces deux dernières décennies, utilise principalement un mode d’action consistant tout à la fois à sidérer les populations civiles, à paralyser l’action des États souverains et, dans ce cas précis, à abattre aveuglément le plus de personnes possibles.

Approuvez-vous donc Michel Onfray et les autres pourfendeurs des ingérences que l’Occident a menées dans les pays musulmans au nom de la lutte contre le terrorisme ?[access capability= »lire_inedits »]

Certains commentateurs très complaisants, dont Onfray n’est pas, s’appuient sur une vérité – « on ne peut vaincre ce phénomène terroriste, multiséculaire et mutant » –, afin de ne surtout pas lutter contre le véritable fléau qu’incarne l’islamisme radical. Au fond, si le combat ne peut être remporté, pourquoi le mener ? Cette démarche me semble pernicieuse pour deux raisons. D’abord, on s’interdit ainsi de désigner clairement ceux qui, objectivement et sans contestation possible puisqu’ils les ont revendiqués, ont perpétré les massacres de janvier et de novembre 2015 en France (et bien d’autres un peu partout sur la planète depuis les années 1990 !), ensuite on les absout indirectement de leurs responsabilités. Car personne n’est terroriste comme cela, dans l’absolu, pour rien ; seuls les déséquilibrés tuent sans raison.

Et quelle est la raison de ces tueurs-là ?

Nous avons affaire à une idéologie extrêmement cohérente, raciste, antisémite, misogyne, liberticide et apocalyptique dont la matrice théologique remonte au ixe siècle et non à la guerre de Bush en 2003 !

Par naïveté, lâcheté, intérêts mercantiles avec le Qatar ou haine de soi occidentale (la fameuse « tyrannie de la pénitence » bien analysée par Pascal Bruckner), certains ignorent totalement les représentations mentales et le corpus doctrinal des islamistes radicaux, des GIA algériens d’hier à l’État islamique d’aujourd’hui en passant par le Hamas ou Al-Qaida, préférant pointer du doigt les prétendues et constantes responsabilités de l’Occident. Seulement, si les bourreaux de Charlie ou du Bataclan ne sont pas si coupables, alors leurs victimes civiles ne sont pas si innocentes. Ce schéma simpliste me paraît politiquement infondé et moralement abject.

Bref, lorsque des États musulmans nous appellent à l’aide, il ne s’agit pas d’ingérence. Dans ce cas, il faut bien sûr intervenir. Les islamistes radicaux nous détestent de toute façon déjà pour ce que nous sommes intrinsèquement, et non pour tel ou tel aspect de notre politique étrangère.

Depuis les attentats du 13 novembre, François Hollande semble avoir infléchi sa politique syrienne. « Notre ennemi, c’est Daech » a-t-il déclaré, rompant avec la doctrine du « ni Bachar ni Daech » qui prévalait depuis des années au Quai d’Orsay. La France s’est-elle complètement leurrée en Syrie ?

La politique du « ni-ni » était moralement tout à fait fondée. N’oublions jamais que Bachar Al-Assad, suivant en cela l’exemple de feu son père Hafez, a non seulement réprimé chez lui les manifestations pacifiques par l’usage d’une violence inouïe, mais encore soigneusement évité de combattre l’État islamique. C’est un peu la peste qui se nourrirait du choléra. Évidemment, au vu des crimes contre l’humanité ouvertement perpétrés – et assumés – par les barbares de Daech, il a beau jeu de montrer, à nous autres Occidentaux, que sous son régime les femmes sont libres et les minorités (plus ou moins) respectées. Avec son usage massif de gaz neurotoxiques, de barils d’explosifs sur les immeubles civils et le recours systématique à la torture, ce cynique absolu peut aujourd’hui triompher ! L’erreur n’était pas de le considérer comme un problème, mais de croire qu’il tomberait comme un fruit mûr après la chute de ses comparses dictateurs Ben Ali, Moubarak, Abdallah Saleh et Kadhafi. C’était bien mal connaître les Alaouites, les Assad, et la Syrie de façon générale. J’ai personnellement toujours dit et écrit qu’il ne chuterait pas.

Faut-il en tirer les conséquences logiques en s’alliant au moindre mal, Assad contre Daech ?

Même si l’État islamique constitue la menace principale, on peut parfaitement frapper Daech sans faire d’Al-Assad un allié. Il y a quelques semaines, la décision de François Hollande de ne plus se contenter de frapper des cibles de Daech en Irak mais aussi sur le sol syrien avait déjà constitué un infléchissement réaliste. De toute façon, Assad n’est plus qu’un pantin exsangue soutenu à bout de bras par l’Iran, le Hezbollah et surtout Moscou, alors autant s’adresser directement à Poutine !

La Russie a justement infléchi sa politique en Syrie à la suite de l’attentat du 31 octobre contre l’Airbus de la compagnie Metrojet. Vladimir Poutine bombarde de plus en plus massivement l’État islamique, et plus seulement les autres groupes armés d’opposition à Assad, qu’il se dit même prêt à aider contre l’EI. Quelle est aujourd’hui la stratégie russe en Syrie ?

Cet infléchissement russe est une marque de la puissance de la France et de la détermination du trio Hollande, Valls, Le Drian. Car on ne fait pas plier facilement Vladimir Poutine ni même, en l’occurrence, Barack Obama. Pour le premier, l’objectif fondamental a toujours été de conserver un régime allié à Damas et plus précisément sur le littoral méditerranéen de Syrie, où Tartous constituait l’unique base aéronavale russe de tout le bassin Méditerranée-Moyen-Orient. Mieux : la Syrie s’était alliée à l’URSS dès 1951 ! Accessoirement, Assad représente un bastion anti-islamiste aux yeux d’un pouvoir russe ayant déjà subi des attentats monstres dans les années 2000, et qui se méfie comme de la peste de la pénétration du wahhabisme au sein de la population russe musulmane sunnite. Sur le terrain, Poutine frappait donc jusqu’à présent les opposants les plus dangereux de son protégé, autrement dit des groupes nationalistes classiques (notamment l’Armée syrienne libre), le Front Al-Nosra (Al-Qaida), mais pas nécessairement Daech qui se trouve un peu plus loin du front. Mais à présent, les chasseurs bombardiers russes vont cibler aussi l’État islamique, comme l’a théâtralement demandé Poutine à son chef d’état-major dans une scène filmée digne du cours Florent ![/access]

à suivre ici

*Photo: Hannah.

Décembre 2015 #30

Article extrait du Magazine Causeur



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