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Ukraine: «Une lutte multiconfessionnelle de mille ans»

Grand entretien avec Jean-François Colosimo


Ukraine: «Une lutte multiconfessionnelle de mille ans»
Jean-François Colosimo. © Hannah Assouline

Jean-François Colosimo fait partie des intellectuels français et des théologiens orthodoxes qui ont été les plus meurtris par le déclenchement de la guerre en Ukraine. Dans La Crucifixion de l’Ukraine, il montre que le pays n’a pas attendu la barbarie de Vladimir Poutine pour être un lieu d’affrontements entre grandes puissances.


Causeur. Le 21 mai, le pape François a confié à l’archevêque de Bologne, le cardinal Zuppi, une mission visant « l’apaisement des tensions » en Ukraine. Pourquoi ce choix ?

Jean-François Colosimo. Créé cardinal par François qui l’a également nommé président de la puissante Conférence épiscopale italienne, et classé parmi les papabile, Matteo Zuppi est issu de Sant’Egidio. Cette communauté caritative et humanitaire a été fondée en 1968 à Rome par l’influent intellectuel de réputation internationale Andrea Riccardi. Elle s’est vite illustrée dans diverses médiations de paix, entre autres au Mozambique, en Algérie, au Kosovo. On lui doit aussi la rencontre d’Assise qui a réuni en 1986 autour de Jean-Paul II les représentants des grandes religions instituées afin de barrer l’essor des fondamentalismes. Sant’Egidio est ainsi devenue l’organe de la diplomatie parallèle du Saint-Siège. En faisant appel au plus éminent prélat sorti de ses rangs, le pape entend éclaircir la position du Vatican, sujette à interrogations, sur la guerre que Vladimir Poutine mène contre l’Ukraine.

Quelles sont les ambitions de François dans ce dossier ?

Mandater le cardinal Zuppi revient pour lui à tabler sur le dialogue. Côté russe, l’interlocuteur le plus probable est un compagnon de route de Sant’Egidio, lui aussi ecclésiastique et rompu aux affaires internationales : le métropolite Hilarion Alfeyev, longtemps bras droit du patriarche Kirill de Moscou et ex-patron du département des relations œcuméniques de l’Église orthodoxe russe. Il pourrait être le canal privilégié d’une négociation secrète avec le Kremlin.

Mais Alfeyev est-il un interlocuteur crédible ? N’a-t-il pas été mis sur la touche quand il a été nommé par Moscou simple métropolite de Budapest en juin 2022 ?

À première vue, une telle relégation dans la petite et lointaine Hongrie à la tête d’un diocèse périphérique d’à peine 15 000 fidèles semble marquer une victoire des ultras au sein du Saint-Synode moscovite. Mais en réalité, il s’agit pour Alfeyev d’un exil doré au service redoublé de son patriarche Kirill. Car Kirill, ce pivot religieux du système poutinien lié au KGB/FSB depuis sa jeunesse, cet idéologue va-t-en-guerre de la Grande Russie, est aussi un véritable oligarque dont la fortune personnelle, estimée à 2 milliards de dollars, serait justement abritée… à Budapest. D’ailleurs, ses liens avec la Hongrie sont si forts qu’il doit au président Victor Orban d’avoir été écarté de la liste noire des sanctions dressée par l’Union européenne en juin 2022. Orban, l’allié indéfectible du Kremlin, avait alors osé arguer de l’impérative nécessité de distinguer les ordres spirituel et temporel !

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Croyez-vous qu’une diplomatie par le truchement des religieux puisse aboutir ?

De François à Zuppi, de Zuppi à Alfeyev, d’Alfeyev à Kirill, de Kirill à Poutine, la chaîne de communication n’amenuise-t-elle pas mécaniquement la capacité de transmission et de conviction ? Quel risque d’instrumentalisation encourent le neutralisme du Vatican et le pacifisme de Sant’Egidio face au néototalitarisme de Poutine ? L’urgence est-elle de lui parler ou de l’endiguer ? Il reste qu’une amorce de pourparlers sous couvert de spiritualité pourrait convenir à l’opportunisme des dirigeants occidentaux, notamment le catholique Joe Biden, soucieux de ne pas clore son mandat sur un conflit sans issue. Mais une telle perspective, plus exactement une telle hypothèse ne semble guère probable. Par ailleurs, la voie vaticane de conciliation est pavée d’obstacles. Le premier tient à la défiance, compréhensible, du pape argentin à l’égard de l’imperium des États-Unis. Le deuxième, à l’accord qui le lie au patriarche russe.

Vous m’apprenez l’existence de cet accord…

Ce pacte a été conclu le 12 février 2016 à l’aéroport de La Havane où François et Kirill se sont retrouvés comme en catimini. Une première historique, car après la chute du mur de Berlin, la Russie, craignant une vague de prosélytisme, est restée interdite aussi bien au pontife globe-trotteur Jean-Paul II qu’au pontife théologien Benoît XVI. Le protocole de La Havane consigne que Rome doit s’abstenir de toute interférence dans le territoire ecclésiastique de Moscou. Lequel, pour Kirill, inclut l’Ukraine. Un accord signé au grand dam des gréco-catholiques de Lviv, passés au xvie siècle de l’orthodoxie au catholicisme.

Pourquoi le patriarche de Moscou a-t-il soudainement cessé d’ignorer le pape ?

En ce début 2016 se préparait un concile panorthodoxe, prévu au mois de juin en Crète. Ce sommet était d’autant plus attendu que le joug communiste avait empêché sa tenue tout au long du xxe siècle. Il était censé permettre au patriarche œcuménique de Constantinople, Bartholomée Ier, de réaffirmer sa primauté sur l’ensemble des autres patriarches orthodoxes de la planète. Seulement Kirill conteste cette primauté. En rencontrant le pape, il a voulu établir qu’il était de même rang que Bartholomée sur la scène religieuse mondiale. Avant de finalement refuser de se rendre au concile, dans le but de diviser l’Église orthodoxe au profit de son vrai maître et seigneur, Poutine.

Comment expliquer que François ait accepté de traiter Kirill en égal ?

Parce que la Chine, où l’on compte déjà 60 à 70 millions de chrétiens pratiquants, soit plus qu’en France et en Allemagne réunies, est l’objectif majeur de son pontificat. Lui le jésuite, héritier de la grande mission avortée des Temps modernes dans l’empire du Milieu, veut être le premier pape à la rouvrir dans la République populaire. Mais une visite officielle suppose de donner des gages assurant Pékin qu’un tel événement n’aura pas d’effet subversif. Le pacte de « non-agression » scellé en 2016 avec Moscou en est un. L’« harmonisation » qu’il a décidée en 2018 entre son clergé chinois loyaliste et l’Église catholique « patriotique », artificiellement créée par le pouvoir de Pékin, en est un autre. La diplomatie vaticane voit à très long terme.

Rencontre entre le patriarche Kirill et le pape François à La Havane, Cuba, 12 février 2016. © Adalberto Roque/Pool photo via AP/sipa

Votre livre rappelle que la relation entre Moscou et Rome a souvent été tourmentée. Par exemple, la guerre de Crimée, au xixe siècle, trouve son origine à Jérusalem…

La ruée vers la Terre sainte a été commune à tous les empires européens. Elle prend les chrétiens d’Orient en otage. À cette époque, la France est la protectrice des catholiques de la région, la Russie, des orthodoxes. Quant à la Grande-Bretagne, elle s’inquiète de la descente des tsars vers les mers chaudes, qui menace son hégémonie commerciale. La Sublime Porte, elle, vacille. Napoléon III et Victoria se portent au secours du sultan ottoman. En 1846, à Jérusalem, au Saint-Sépulcre, alors que se préparent les festivités de Pâques, éclate une rixe sanglante entre moines grecs et franciscains qui se répète, l’année suivante, à Bethléem. La guerre latente a trouvé son détonateur. Elle aura pour théâtre la Crimée, plateforme de l’expansionnisme russe. En 1853, Mgr Sibur à Paris et le métropolite Nikanor à Saint-Pétersbourg exhortent les troupes respectives à extirper le schisme adverse. De chaque côté, c’est la croisade. Elle causera un million de morts en trois ans.

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Diriez-vous que le fossé religieux entre les deux Europe est impossible à combler ?

Non, et c’est le sujet de mon dernier livre. Il existe bien une ligne de fracture continentale née au viiie siècle de l’affrontement entre les missionnaires de Charlemagne et de Byzance pour l’évangélisation des Slaves. Elle court de la Baltique à la Méditerranée en séparant deux mondes, catholique à l’alphabet latin du côté occidental, orthodoxe à l’alphabet cyrillique du côté oriental. À la pointe nord se font face les Polonais et les Biélorusses. À la pointe sud, les Croates et les Serbes. D’où mille ans d’une lutte confessionnelle réapparue, après la glaciation communiste, dès 1991 en ex-Yougoslavie. À l’exception du patriarcat de Moscou, les Églises ont conclu depuis longtemps l’armistice. Ce sont les États qui instrumentalisent aujourd’hui cet inconscient religieux à des fins bellicistes. Particulièrement ceux qui n’ont pas purgé l’expérience totalitaire. Dont, en premier lieu, la Russie lobotomisée par Poutine.

Cet inconscient n’a-t-il pas fait long feu ?

Les peuples vivent d’abord de symboles. Le 28 avril 1854, le vaisseau français qui bombarde Odessa, ville pourtant bâtie par Richelieu à la demande de Catherine la Grande, se nomme Le Charlemagne. Le 14 mai 2023, Volodymyr Zelensky, lors de sa tournée des capitales européennes préparatoire à la contre-offensive ukrainienne, reçoit à Aix-La-Chapelle le prix Charlemagne. Il n’y a pas de petite Histoire. Sauf pour les amnésiques.

En prenant son indépendance contre Moscou en 2019, le patriarcat orthodoxe de Kiev a-t-il lui aussi opté pour l’Ouest ?

Au contraire ! Ce jour-là, le patriarche de Constantinople, Bartholomée Ier, a, en vertu de sa primauté, accordé leur liberté religieuse aux orthodoxes d’Ukraine – n’oubliez pas que c’est Constantinople qui a christianisé le monde slave, dès le xe siècle, alors que Moscou ne figurait sur aucune carte. Et que c’est sous son autorité spirituelle que ceux-ci ont ensuite vécu leur foi jusqu’à la captation de l’ensemble de leurs terres par l’empire tsariste à partir du xviie siècle, puis par l’Union soviétique après 1917. Quelles qu’en aient été les intrications géopolitiques, l’instauration, il y a quatre ans, d’un patriarcat autocéphale à Kiev, apporte une légitime réparation aux Ukrainiens après toutes ces années de domination criminelle.

Le patriarcat de Moscou serait donc une entité subalterne ?

Je vénère l’Église russe qui, en soixante-dix ans de communisme, a donné plus de martyrs que l’ensemble des Églises en vingt siècles. Mais c’est précisément ce mémorial qu’a trahi Kirill en devenant le pontife du potentat Poutine, ennemi numéro un de la Russie et des Russes. Les voilà tous deux entraînés dans le même abîme : sans l’Ukraine, le Kremlin ne domine plus un empire et le patriarcat de Moscou ne peut plus ambitionner de régenter l’orthodoxie. Ce qui est une double bonne nouvelle.

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Pourtant, de nombreux orthodoxes ukrainiens demeurés fidèles à Moscou se disent persécutés. Êtes-vous inquiet pour eux ?

Il n’est jamais heureux de restreindre la liberté de culte, ce qui choque les simples croyants, on le comprend. Ces mesures relèvent toutefois d’un état de guerre imposé où certains hiérarques restés liés à Moscou forment sans surprise une cinquième colonne à la solde du guébiste Poutine. Or, en Russie même, Kirill persécute ardemment ceux de ses prêtres qui osent héroïquement prier pour la paix. Ce sont eux les vrais patriotes. Ne soyons donc pas des idiots utiles.

Cette tension millénaire dit-elle tout de la situation religieuse de l’Ukraine ?

Certainement pas. Outre l’Holodomor, la grande famine des années 1930 organisée pour seconder la terreur bolchevique, deux autres mémoires blessées persistent. Celle, juive, de la Shoah par balles, mise en œuvre par des divisions galiciennes à la solde de Hitler en 1942. Celle, musulmane, du nettoyage ethnique des Tatars de Crimée opéré par Staline en 1944. Enfin, depuis 1991, comme ailleurs dans le monde, l’Ukraine est devenue un marché pour le néochristianisme évangélique qui, venu des États-Unis, cause une forte américanisation des mœurs. Et là encore, l’Europe est à la traîne.

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Juin 2023 – Causeur #113

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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