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Au Brésil, les évangéliques conquièrent les coeurs, pas les votes

En plein boom, l'évangélisme ne pèse pas sur la politique brésilienne


Au Brésil, les évangéliques conquièrent les coeurs, pas les votes
Le footballeur brésilien, Neymar, est l'un des plus célèbres évangéliques brésiliens et ne manque jamais de le faire savoir lorsqu'il célèbre ses victoires. Ici aux Jeux olympiques de Rio 2016. SIPA. REX40445362_000018

Il fut une époque où on se plaisait à dire que Deus é brasileiro. Par les temps qui courent, dans les bars de Rio et de São Paulo, on raconte plutôt que le Créateur s’est vengé sur le Brésil, terre bénie des cieux, en lui envoyant la pire classe politique au monde. Cette plaisanterie résonne différemment depuis la parution du dernier sondage Datafolha (31 janvier) qui positionne deux candidats évangéliques en tête du premier tour de l’élection présidentielle : Jair Bolsonaro (18%) et Marina Silva (13%). Une première au Brésil. Pourtant, l’enthousiasme n’y est pas car ces deux candidats sont fragiles. Face à Lula d’une part, ils ne tiennent pas la route, un handicap majeur puisque la justice électorale n’a pas encore décidé de le disqualifier ou non en dépit de sa condamnation à douze ans fermes. De l’autre, ils ne peuvent pas compter sur un vote évangélique uniforme. Un paradoxe et une surprise dans un pays où la ferveur religieuse et l’activisme politique des évangéliques est une réalité palpable du nord au sud. Les raisons de cette contradiction s’expliquent par la sociologie et l’histoire des églises évangéliques brésiliennes.

Sur les ruines de l’Eglise catholique

Du reflux de l’Eglise catholique se sont nourris les mouvements protestants évangéliques brésiliens, dans toute leur diversité. Des baptistes aux pentecôtistes, ils ont réussi à édifier une religiosité vivante et fière d’elle-même partout où l’Eglise a cédé, intimidée par une modernité laïque et urbaine qui l’a progressivement marginalisée. Sur les ruines d’un catholicisme dépassé et dévitalisé se sont édifiées des religions jeunes, importées au Brésil au seuil du XXe siècle, voire bien plus tard. Elles ont avancé à rebours de l’Eglise de Rome en prenant le soin de lui emprunter ses symboles et ses récits : la figure de Jésus bien sûr, les miracles, l’attachement à Jérusalem et la liste est longue. On n’est jamais dépaysé lorsque l’on met les pieds au Templo de Salomão (São Paulo), on se croit à Bethlehem ou quelque part en Asie mineure, comme si les architectes brésiliens avaient pris le soin de construire le neuf avec les vestiges de l’ancien.

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La prouesse des prédicateurs et autres fondateurs de cultes évangéliques a été d’interpréter le repli de la pratique catholique non comme un refus du religieux mais comme une insatisfaction, un déphasage entre l’offre et la demande. Sans attendre, ils ont convoité le terrain abandonné par l’Eglise dans les villes et au plus profond des âmes. Dans les années 1980-90, ils sont allés là où le prêtre n’allait pas ou ne voulait plus se rendre : les grandes ceintures urbaines gonflées jour après jour par l’exode rural et l’explosion démographique. Ils ont fait le pari de convertir les déshérités, ceux dont la demande de spiritualité et de soutien moral n’intéressait personne.

L’Eglise qui soutient le peuple

La conquête a été relativement facile. Là où le prêtre oppose au fidèle un Eternel immuable, le pasteur évangélique lui dit ce qu’il a envie d’entendre : du réconfort, du réconfort et encore du réconfort. Un avantage compétitif dans le calvaire que représente la vie sous la pression constante des fusillades, de l’inflation et de la détresse émotionnelle. L’Etat a beau reculé devant le crime et les inégalités, la famille a beau se décomposer à cause de l’alcoolisme et des abandons de foyer, les temples ont gardé les portes grandes ouvertes, tout le temps. Rien de surprenant à ce que les mères célibataires aient été les premières à se convertir et à diffuser la bonne nouvelle.

En une trentaine d’années, la part des catholiques dans la société est passée de 90% à 64% (recensement de 2010), des millions de fidèles ont plié bagages pour rejoindre les temples évangéliques qui offrent une spiritualité en phase avec l’époque et les réalités du pays. Ils sont plus de 40 millions à se déclarer évangéliques au Brésil.

Bien entendu, le catholicisme n’est pas mort au Brésil, il recule tout simplement. Il a perdu gros dans les périphéries c’est-à-dire dans les Etats amazoniens, au nordeste et dans les zones fragiles des grandes villes du sud comme Belo Horizonte ou Porto Alegre. Il serait aussi inexact de réduire la réalité évangélique au Brésil à une religion de damnés de la terre. Baptistes, méthodistes et presbytériens se sont enracinés au sein de la classe moyenne et cultivent une modération et une retenue que l’on a peine à retrouver chez les pentecôtistes de l’Assembleia de Deus ou l’Igreja Universal. Il n’empêche que ceux qui font parler plus d’eux, ceux qui comptent le plus d’adhérents sont les églises pentecôtistes. Elles érigent les temples les plus imposants et diffusent leurs cultes en prime time.

Le paradis pour tout de suite

Les mouvements pentecôtistes veulent secourir, éviter le naufrage des plus fragiles c’est-à-dire de ceux qui ont besoin de se défendre: mères célibataires, migrants intérieurs, jeunes des périphéries. Comme une médecine de guerre ou d’urgence, elle se préoccupe d’abord de l’immédiat : repousser les assauts de la pauvreté, du mari alcoolique, de la drogue. Survivre. L’Eglise se situe sur le front de la grande guerre civile de tous contre tous, guerre pour l’habitat digne, pour l’insertion professionnelle, pour le droit à être heureux…

Les pasteurs proposent donc une religion moderne, celle du troisième millénaire. Une spiritualité qui accepte le monde tel qu’il est. Elle se résigne au matérialisme, elle accepte le capitalisme et ce qui va avec : l’individualisme et les inégalités. C’est la religion du Moi et du Maintenant. Point de Nous, point d’Au-delà. L’individu est au centre de tout, il lui revient de se libérer de ses démons et de participer à la vie d’ici-bas pour en tirer le maximum. D’où l’insistance sur la prospérité et la valorisation du succès matériel.

Dans ce contexte, le collectif passe au second plan. Il n’est point question d’une révolution sociale (réduire les inégalités) ou sociétale. Si défendre une vision traditionnelle de la famille fait partie du discours quotidien des pasteurs, on reste tout de même loin des grandes mobilisations populaires et des manifestations de rue. L’accent est porté sur la vie privée, l’auto-transformation, s’améliorer soi-même pour souffrir moins et vivre bien. Point de projet de contre-société comme chez les mormons américains voire les ultra-orthodoxes israéliens. Rien à voir avec l’islam ou même le catholicisme d’Etat qui a marqué la vie politique de tant de nations d’Amérique du Sud comme la Colombie ou le Chili.

Le chaos leur va bien

C’est peut-être ce renoncement à ne pas changer les règles du grand jeu social qui explique l’absence d’un réel vote évangélique ou d’un bloc de Dieu au niveau national. A Brasilia, il y a près d’une centaine de députés qui se déclarent ouvertement évangéliques : ils n’ont jamais senti le besoin de se regrouper en un mouvement politique unitaire. Il faut dire que la compétition est très dure entre les églises qui se voient aussi comme des entreprises commerciales en concurrence pour le fameux dízimo, ces fameux 10% des revenus mensuels que chaque fidèle est censé verser à son église.

Les chosent sont peut-être tout simplement bonnes comme elles sont aujourd’hui. Les pasteurs font de la politique, se font élire à tous les niveaux, du local au fédéral. L’entrée en politique leur donne accès à une immunité et à des prérogatives qui leur suffisent amplement. Ils peuvent ainsi exiger toujours plus de fréquences FM pour leurs radios communautaires et « blinder » les exonérations fiscales dont bénéficient les lieux de culte. Imaginez les centaines de millions d’euros cash qui circulent chaque mois dans le système. Assis sur leurs fiefs électoraux, les pasteurs sont souvent invités à assumer tel ou tel ministère en contrepartie d’un renvoi d’ascenseur ultérieur, tout cela au nom de la governabilidade. C’est ainsi que la gauche (PT) a nommé des ministres de la Pêche (Marcelo Crivella, Rio de Janeiro, 2012) et des Sports (George Hilton, Bahia, 2014) qui ne connaissent rien au sujet et ne s’en sont jamais cachés.

Ce manque d’ambition, bien qu’il s’explique par plus d’une raison, n’en est pas moins surprenant. Car les thèmes de nature « morale » ne manquent pas dans un pays dévasté par le plus grand scandale de corruption de l’histoire (Lava Jato) et une violence endémique alimentée par la drogue. Il y a des communes à São Paulo où la maternité précoce (être mère à douze, treize ou quinze ans) fait des ravages, à commencer par la santé des jeunes mères. Il y aurait de quoi mener croisade sur croisade à Brasilia avec la certitude de compter sur des millions de sympathisants.

Loin d’être une force de changement social, les mouvements évangéliques semblent « acheter » le consensus mou qui gouverne le pays : un Etat obèse, des inégalités extrêmes et des mœurs politiques douteuses. Que le Brésil incarne une grande liberté sexuelle ne semble pas les gêner outre mesure du moment que les conséquences soient d’abord du ressort des femmes puisque l’avortement est proscrit par la loi (Lula et Dilma ont eu quinze ans pour changer la législation et ne s’y sont pas risqués).

Cuidar vs Punir

Sans ambition réelle pour le pays, les pasteurs et les dirigeants des églises évangéliques ne sont pas prêts d’exercer leur force en 2018 en appelant à voter pour Jair Bolsonaro ou Marina Silva. Ces deux-là doivent tenir compte que le Brésil évangélique est similaire au reste du pays en ce qu’il est traversé par deux fractures : autorité vs libertés et assistencialismo vs libéralisme.

Bolsonaro plaît à l’aile droite des évangéliques et bien au-delà car il est fort en effet chez les jeunes de toutes les régions et toutes les confessions. Il souhaite incarner le retour de l’ordre après des années de reculades devant le crime organisé, les partis politiques corrompus et certaines minorités ou lobbies (il s’oppose avec véhémence à l’homosexualité).

Marina quant à elle représente l’aile gauche, elle s’identifie à la cause de la réforme agraire et de la justice sociale. Elle aussi recrute au-delà du public évangélique puisqu’elle a toujours attiré les faveurs d’une partie de la jeunesse éduquée qui y voit une troisième voie écolo et honnête entre la gauche syndicale (PT) et le centre-gauche (PSDB).

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A vrai dire, être évangélique ou pas est une question secondaire. Au nom de l’harmonie et de la paix, Bolsonaro veut réarmer les civils pour faire face à une criminalité intense (recordman du monde des homicides) alors que Marina, se revendiquant des mêmes principes, s’y oppose farouchement. Elle incarne une logique d’apaisement et de réparation (cuidar) alors que lui promeut la punition (punir). Si ces deux-là se qualifient au second tour, l’élection se jouera entre cuidar et punir.

Bolsonaro est certainement proche de son potentiel maximum, il a peu à gagner des débats télévisés car ses excès verbaux ont coupé les ponts (définitivement peut-être) avec les élites culturelles et économiques, celles qui donnent le « la » au niveau des médias mainstream. Marina a encore de la marge pour progresser car elle a bien joué tactiquement durant les trois ans qu’a duré le scandale Lava Jato (il n’est pas encore fini). Elle a gardé profil bas et n’a jamais vraiment tiré à boulets rouges sur le PT et Lula. Elle a bien entendu émis des critiques mais elle n’a jamais rien dit qui puisse la faire cataloguer comme ennemi mortel de la gauche brésilienne. Si Lula est empêché de concourir, il est possible qu’il consente à appeler à voter Marina pour faire barrage au fascisme. Magie de la politique brésilienne.

Le consensus de Dieu

De loin, Marina a tout pour plaire. Elle qui est née dans une famille noire et désargentée de l’Amazonie brésilienne et a surmonté tous les obstacles qui s’opposent à l’ascension d’une femme de couleur au Brésil. Le problème est qu’elle voit la main de Jésus derrière sa réussite personnelle, un péché pour beaucoup. Elle va donc devoir trouver un terrain d’entente avec la gauche universitaire et les militants antiracistes, féministes et LGBT. Pour « cadrer » dans le discours progressiste, il lui faudra conclure des deals sur des questions sensibles comme le mariage gay (en vigueur depuis 2013) qu’elle a toujours critiqué. Tout n’est pas perdu d’avance sur ce front car il est possible que Marina choisisse un sujet fédérateur comme le combat contre l’homophobie, un domaine où le Brésil est encore une fois champion du monde. Ce serait une occasion de rendre un service à la société brésilienne et de gagner l’élection au passage.



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Ecrivain et diplômé en sciences politiques, il vient de publier "De la diversité au séparatisme", un ebook consacré à la société française et disponible sur son site web: www.drissghali.com/ebook. Ses titres précédents sont: "Mon père, le Maroc et moi" et "David Galula et la théorie de la contre-insurrection".

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