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Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique

L'exemple d’une société savante


Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique
Photo prise pendant une manifestation pour le déboulonnement d'une statue de Cecil Rhodes à Oxford, Royaume-Uni, le 9 juin 2020. © REX/SIPA/10674989L//2006100215

Le 16 juin 2020, le président d’une société savante états-unienne, la Society For Seventeenth-Century Music, écrit à ses adhérents. 


Consécutive à l’horreur qu’a inspirée la mort atroce de George Floyd, la Lettre du président informe ses adhérents que l’organisation entend affirmer une politique d’antiracisme et d’« inclusion ».

Tout en rappelant opportunément le principe universel de la non-discrimination, le programme exposé s’engage dans une entreprise d’auto-accusation identitaire qui a quelque chose d’expiatoire et propose, pour orienter aussi bien ses objets d’étude que ses participants, de recourir à un critère discriminatoire. Mais le texte de référence dont la Lettre se réclame va plus loin encore.

Faisant partie d’un groupe « predominantly white », même si vous n’êtes pas coupable de racisme, vous êtes coupable de ne pas reconnaître la filiation du racisme en vous

Résumons le raisonnement : puisque nous avons été jusqu’à présent complices et agents involontaires d’un privilège blanc (« whiteness as the norm ») dans le choix de nos objets d’étude et dans celui des chercheurs que nous soutenons, prenons des mesures pour que ces choix soient à l’avenir guidés par un critère opposé et volontaire : le dé-centrement de la blancheur (« de-centering whiteness »).

On ne passe pas d’un critère discriminatoire implicite (le privilège blanc) à son abolition vigilante, comme le voudrait la déclaration de principe, mais à son inverse explicite et tout autant excluant. Le grand bouleversement antiraciste consiste à inverser des attributs (blanc, inconscient / non-blanc, conscient) et à conserver la substance (discrimination). Combattre une attitude en la reproduisant volontairement et en la déplaçant, ce n’est pas nouveau : on reconnaît le schéma de la bien nommée discrimination positive.

Quel progrès. Quel bel exemple de liberté dans la recherche scientifique.

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Une démarche de type inquisitorial

Si les Blancs jouissent d’un privilège, il faut le combattre prioritairement et concrètement, en chaque occurrence, par l’application stricte du principe d’égalité et des lois qui condamnent le favoritisme. Vigilance qui implique qu’on se pose inlassablement des questions, lesquelles valent pour tous en toutes occurrences. A-t-on écarté un candidat à cause de ce qu’il est et non parce que son dossier était insuffisant ? A-t-on fait obstacle à un domaine de recherche, négligé un objet, récusé une méthode ou un courant de pensée pour des motifs extérieurs à la validation scientifique ? Mais tel n’est pas exactement le propos de la Lettre qui procède par culpabilisation générale : une moralisation auto-accusatrice et identitaire y encadre les propositions.

Une démarche de type inquisitorial s’introduit par la mise en place d’un sentiment de culpabilité générale liée par essence à une couleur de peau. On ne parle pas expressément de culpabilité – en l’occurrence de racisme, susceptible d’enquête débouchant éventuellement sur une sanction – mais plus subtilement d’une complicité diffuse avec le racisme, l’esclavagisme et le colonialisme en général, particulièrement relatifs au passé. La notion de complicité n’a pas ici son sens judiciaire ; elle a pour fonction de permettre des rapprochements. Il devient ainsi possible, de proche en proche, de considérer quelqu’un comme lié par héritage (« legacy ») à des crimes, des délits, des fautes commis par ses ancêtres proches ou lointains (ou par l’un des « siens », ceux qui lui ressemblent), mais qu’il n’a pas commis lui-même. Faisant partie d’un groupe « predominantly white », même si vous n’êtes pas coupable de racisme, vous êtes coupable de ne pas reconnaître la filiation du racisme en vous. Il s’agit donc de vous mettre en état d’effectuer cette reconnaissance, d’en faire l’aveu.

Or cette complicité est inconsciente par définition (« unintentional complicity »). Elle touche le milieu académique, mais aussi, si on y pense bien, tout autre milieu que l’on voudra, pourvu qu’on y soupçonne une trace de « whiteness as the norm », pourvu qu’on puisse le catégoriser par une assignation désormais infamante. Il n’y a pas lieu de l’établir : elle est présentée comme un phénomène social général auquel « nous » n’échappons pas. S’érigeant en analyste sauvage qui sait vous dire votre vérité, la Lettre se fait procureur qui saura vous la faire avouer. On peut ainsi décider que quelqu’un, du fait même qu’on l’assigne à un groupe, est impliqué par essence dans un dispositif répréhensible. Il s’agira alors de lui faire prendre conscience de sa position « inappropriée », et non de mener une enquête à charge et à décharge en bonne et due forme. Que l’accusé se défende sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant : il faut donc charitablement lui ouvrir les yeux. Mené par des procureurs dont la conscience lucide autoproclamée n’est pas effleurée par le doute mais guidée par le soupçon, la suite d’un tel procès en « conscientisation » n’est pas nécessairement pénale, elle est avant tout morale. L’histoire enseigne qu’elle en vient vite à la violence physique : c’est l’exorcisme, c’est l’expiation, c’est la rééducation.

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Dix commandements aux universitaires blancs

Devant ce politiquement correct venant d’une tranquille société savante consacrée à un objet spécialisé à mille lieues de l’agitation sociétale, on peut penser à un affichage apeuré, à une mesure de protection hâtive contre un courant qui devient de plus en plus menaçant, et pas seulement outre-Atlantique.

La Lettre fait appel à une référence qu’elle recommande vivement. Cité comme arrière-plan directeur, ce texte vigoureux donne la mesure de l’insécurité morale et intellectuelle qui s’abat sur le monde académique [tooltips content= »Jasmine Roberts, White Academia: Do Better« ]2[/tooltips]. Il ne s’embarrasse pas de susciter un scrupule – qu’il traite au demeurant et assez plaisamment comme une contorsion dérisoire. C’est une série d’injonctions comminatoires, de sommations sans appel : dix commandements y sont adressés aux universitaires blancs en vue de leur « amélioration ». On y apprend que la contrition et la repentance ne sont que des manières de prolonger, sur un mode larmoyant, le privilège blanc : plus fort encore que dans la procédure de l’Inquisition, l’aveu de la faute est encore une faute, un péché narcissique. Un miroir féroce est tendu à nos musicologues dix-septiémistes, renvoyés à un nombrilisme pleurnichard. Toute objection est d’avance disqualifiée comme relevant de ce que, en France, on appellerait une « crispation de privilégiés ». On en a connu naguère la version stalinienne qui qualifiait de « petite-bourgeoise » toute velléité critique. Le gauchisme militant en reprit bientôt le schéma par la fameuse et systématique interrogation : « D’où parles-tu ? » .

En lisant ce texte impératif, je pouvais croire à une fiction, comme j’ai pu le croire en regardant la fameuse vidéo sur l’université Evergreen. Mais ces nouveaux inquisiteurs sont bien réels. La question n’est plus de savoir si les ordres qu’ils donnent ont pour finalités l’égalité des droits, la justice sociale et la concorde : on sait qu’ils ont pour effet (et souvent pour objet) la partition de l’humanité. Elle est de savoir si ceux qui les donnent ont le pouvoir de les faire respecter.

Revenons à notre modeste société savante. Il n’est pas nécessaire d’être spécialiste du XVIIe siècle pour extraire de la fable de La Fontaine « Le loup et l’agneau » le principe accusateur identitaire « C’est donc quelqu’un des tiens ». Mais il sera intéressant de voir si le ballet du Bourgeois gentilhomme sera réexaminé au sein de la Society For Seventeenth Century Music : appropriation culturelle occidentalo-centrée ou satire de l’Empire ottoman esclavagiste ?

N.B. La critique ci-dessus n’affecte en rien l’estime que je porte, par ailleurs, à la SSCM en tant que société savante, aux chercheurs qui y travaillent et aux travaux conduits et soutenus par elle.

>>> Vous pouvez retrouver cet article dans sa version longue sur le site de son auteur Mezetulle <<<



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Catherine Kintzler est l'auteur de Qu'est-ce que la laïcité?, Paris, Vrin, 2008. Elle tient un blog-revue: www.mezetulle.net

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