Réflexions sur un tumulte


Réflexions sur un tumulte

L'Académie Française accueille Amin Maalouf au siège de Montherlant

Je ne me suis pas réveillé, un beau matin, en me disant que je devais me présenter à l’Académie française pour couronner mon oeuvre et accomplir ma destinée. Je n’ai jamais pensé, en effet, que cette vénérable institution et moi, nous étions faits l’un pour l’autre. Je ne me prenais pas pour un grand écrivain et je la trouvais un peu « Vieille Dame ».

Son âge avancé m’apparaît aujourd’hui comme son plus bel atout : l’Académie représente la tradition, la mémoire, les morts, le refus, pour parler comme Chesterton, de « se soumettre à l’oligarchie étroite et arrogante de ceux qui ne font rien de plus que se trouver en vie ». Mais le doute ne m’a pas quitté : je sais tout ce que je ne sais pas, je n’ignore rien de ce qui me manque. Il a donc fallu l’insistance amicale de Pierre Nora et de quelques autres académiciens pour que je franchisse le pas et que, trois semaines avant le scrutin, je présente ma candidature.

Quand je méditais sur le pourquoi de cette décision prise in extremis, j’étais perplexe : je ne trouvais aucun motif irréfutable. Heureusement, j’ai été tiré de mon embarras par la campagne politique qu’ont déclenchée contre moi quelques habits verts rouges d’indignation. « Avec Alain Finkielkraut, a dit l’un d’entre eux, c’est le Front national qui entrerait sous la Coupole. » L’antifascisme délirant qui s’exprimait là donnait une raison d’être à mon ambition.[access capability= »lire_inedits »] Son insoutenable contingence acquérait, tout à coup, le poids de la nécessité. Je devais être élu, non parce que je le méritais (de cela je ne serai jamais sûr) ni pour être décoré mais pour faire échec, au moins cette fois, à l’impudence de l’idéologie. On me demande maintenant de tourner la page et de jeter le voile de l’oubli sur les attaques qui ont précédé cette élection. C’est l’usage et j’aurais d’autant plus mauvaise grâce à ne pas le respecter, au moment d’entrer dans la maison de la bienséance, que j’ai obtenu la majorité dès le premier tour.

L’honneur cependant me commande de faire une exception : Danièle Sallenave. Trop c’est trop : le temps est  venu pour elle d’assumer la responsabilité de ses paroles et de ses actions. Sa trajectoire, de surcroît, est instructive : elle en dit long sur la confusion du temps. Nous avons été proches jadis, Danièle Sallenave et moi : nous avons créé ensemble la revue Le Messager européen. En 1992, à l’appel de Claude Lanzmann, elle a rejoint, sans préavis, le comité de rédaction des Temps modernes. J’en ai pris mon parti : que pouvais-je faire d’autre ? Au bout de quelques années, pour des raisons que j’ignore, elle a quitté Les Temps modernes. Après ces deux ruptures successives, elle a fait un séjour dans les territoires occupés par Israël et elle est revenue avec un livre à la gloire de la cause palestinienne. En 2000, quand Renaud Camus a été accusé d’antisémitisme pour certains passages de son journal La Campagne de France, Danièle Sallenave a pris la défense de l’écrivain qu’elle connaissait depuis longtemps avec un zèle fervent. « Elle appartenait au groupe de mes partisans “ultras, réconfortant par sa loyauté sans doute mais un peu inquiétant par les excès de son enthousiasme », confie Renaud Camus dans son journal de l’année 2000 : « Les passages qu’on me reproche, elle les jugeait trop modérés, c’était à peine un dixième de la vérité, à l’en croire ! Et de citer le cas du directeur de je ne sais quelle chaîne de télévision qui aurait la double nationalité française et israélienne et qui serait colonel dans l’armée d’Israël.»[1. K.310. Journal 2000, P.O.L, 2003, p. 190-191.] Toutefois, lorsqu’il s’est agi de signer une pétition réclamant pour Renaud Camus la possibilité de se défendre tout en exprimant des réserves sur les passages qui lui étaient reprochés, Danièle Sallenave, à la surprise générale, s’est dérobée et, au journaliste du Monde qui l’interrogeait, elle a expliqué : « Ce ne sont pas des réserves que je ressens, mais le désaccord le plus total. »

Pourquoi ce revirement ? Pour ne pas compromettre dans le soutien à un écrivain qualifié de « maurrassien » par le parti intellectuel la pureté de son engagement contre Israël et le lobby sioniste en France. C’est donc vierge de toute accointance douteuse que, le 4 juin 2002, Danièle Sallenave a publié dans Le Monde un article coécrit avec Edgar Morin et Sami Naïr : « Israël-Palestine : le cancer ». En voici quelques extraits : « Ce qu’on a peine à imaginer, c’est qu’une nation de fugitifs issus du peuple le plus longtemps persécuté dans l’histoire de l’humanité, ayant subi les pires humiliations et le pire mépris, soit capable de se transformer en deux générations non seulement en “peuple dominateur et sûr de lui” mais, à l’exception d’une admirable minorité, en peuple méprisant ayant satisfaction à humilier […] Les juifs qui furent humiliés, méprisés, persécutés, humilient, méprisent, persécutent les Palestiniens. Les juifs, qui furent victimes d’un ordre impitoyable, imposent leur ordre impitoyable aux Palestiniens. Les juifs victimes de l’inhumanité montrent une terrible inhumanité […] Dans les derniers temps de la reconquête de la Cisjordanie, Tsahal s’est livrée à des actes de pillage, destructions gratuites, homicides, exécutions où le peuple élu agit comme la race supérieure. »

Je n’ai jamais pensé qu’Israël était au-dessus de tout soupçon mais j’ai été, comme beaucoup d’autres, effaré et blessé par cette diatribe qui puisait tous ses arguments et toutes ses images dans le répertoire de l’antinazisme. Depuis lors, l’hitléro-sioniste que j’étais a révélé, en écrivant L’Identité malheureuse, son autre vrai visage : celui d’un suppôt de Marine Le Pen, c’est-à-dire non seulement d’un réactionnaire mais d’un fasciste français.

Malgré tous les efforts déployés par Danièle Sallenave, cette double accusation ne m’a pas été fatale. Elle n’a pas empêché mon élection, mais j’y vois davantage que la pénible lubie d’une intellectuelle amère. Elle ouvre, l’air de rien, un nouveau chapitre de l’histoire du francojudaïsme.

L’antisémitisme hitlérien ayant rappelé au juif « l’irrémissibilité de son être », comme l’écrivait Lévinas en 1947, l’idée d’un accomplissement des promesses messianiques par la patrie de la Révolution et des droits de l’homme ne peut plus être à l’ordre du jour. La France n’est plus une Terre promise pour les juifs. Mais elle ne l’est pas davantage pour les autres Français. Ce qui s’esquisse face aux gros bataillons du nouvel antiracisme, c’est la communauté de destin inattendue des «sionistes» et des «souchiens».[/access]

*Photo : Thomas Leplus.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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