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« À France Télévisions, la cancel culture ne fait pas débat. Elle n’existe pas »

Grand entretien avec Delphine Ernotte Cunci (2/2)


« À France Télévisions, la cancel culture ne fait pas débat. Elle n’existe pas »
Delphine Ernotte Cunci, présidente de France Télévisions, répond à Elisabeth Lévy dans un long entretien de 7 pages pour le magazine "Causeur" © Delphine GHOSAROSSIAN - FTV

En 2015, la présidente de France Télévisions promettait plus de « diversité » à l’antenne et moins de « mâles blancs de plus de 50 ans ». C’est fait. Mais Delphine Ernotte Cunci réfute toute orientation idéologique. Elle estime que le service public est équilibré. Et rappelle que la cancel culture n’y a pas sa place – la preuve par J’accuse et Illusions perdues, deux films diffusés récemment.


Relire la première partie

Causeur. Venons-en à quelques déclarations qui vous ont fait, peut-être injustement, une réputation de wokisme. Vous avez commencé en fanfare en affirmant qu’il y avait trop de mâles blancs de plus de 50 ans à France Télévisions. Le regrettez-vous ?

Delphine Ernotte Cunci. Je venais d’être nommée, j’étais interviewée par Jean-Pierre Elkabbach, autant vous dire que j’étais dans mes petits souliers. Ce n’était pas préparé, c’est sorti, mais je ne le regrette pas. Au début de mon premier mandat en 2015, la mixité n’était pas respectée à la télévision publique. C’est pourtant une obligation qui nous est assignée. J’ai fixé des objectifs. On était à 25 % de femmes expertes sur nos plateaux. Nous sommes à 50 % aujourd’hui.

C’est humiliant qu’on choisisse des expertes parce que ce sont des femmes.

Vous êtes contre la loi Copé-Zimmerman qui a fixé des quotas dans les conseils d’administration ?

Oui, d’ailleurs je me fiche du nombre de femmes dans les conseils d’administration.

Pas moi ! Je suis pour les quotas, car cela permet de passer une étape et après, on n’en a plus besoin, car les choses se font naturellement.

Cette politique de promotion des femmes crée des injustices. S’il n’y a pas assez de femmes, il y a trop d’hommes. Donc des hommes sont écartés parce qu’ils sont des hommes.

Oui, à un moment de l’histoire, les quotas sont sans doute un peu injustes pour les hommes. Mais c’est indispensable pour que les choses changent. La mixité, ce n’est pas l’éradication des hommes dans les rôles à responsabilité : c’est un partage. Le temps que ça s’installe, c’est vrai, cela peut créer de la frustration. Y compris chez certains que j’ai remerciés, comme Patrick Sébastien.

Pourquoi l’avoir limogé ? Il n’avait plus de public ?

La télévision est un média d’habitudes. Il faut savoir les bousculer en ne proposant pas toujours ce que les gens aiment déjà, mais ce qu’ils pourraient aimer. C’est notre grande force : nous testons et innovons sans cesse. L’innovation éditoriale à la télévision, c’est le service public qui la porte aujourd’hui.

Deuxième déclaration, devant une commission de l’Assemblée nationale : « On ne représente pas la France telle qu’elle est, on essaie de la représenter telle qu’on voudrait qu’elle soit. » Vous parliez (encore) de la place des femmes, mais cette phrase a laissé penser que vous meniez un combat culturel avec l’argent du contribuable.

C’est totalement faux. J’étais alors interrogée sur nos obligations en termes de mixité. Nous avions été réprimandés au moment du Covid, parce qu’il n’y avait pas assez de femmes médecins sur nos plateaux. Je n’ai pas le choix et, en plus, je suis d’accord avec cela. Si on veut convaincre les petites filles de faire des études scientifiques, ce qui est depuis toujours l’un de mes grands combats, il faut qu’elles voient aussi des femmes physiciennes, mathématiciennes, médecins. Quand je parle de la France telle qu’on voudrait qu’elle soit, je fais référence à cet objectif, que je partage, de proposer des rôles et modèles mixtes à la télévision.

Admettons que cette déclaration ait été mal interprétée. Mais vous avez aussi déclaré en arrivant que vous auriez la diversité pour fil rouge. En précisant que c’était à la fois la demande de l’Arcom et celle des téléspectateurs.

Nos études le montrent, la toute première demande des Français, c’est qu’on reflète la France sous toutes ses coutures : sociales (les foyers modestes autant que les classes aisées), territoriales (l’outremer et la ruralité autant que les grandes villes). Et nous devons aussi représenter la diversité de genre, d’origine, le handicap… Nous sommes le reflet et le miroir du public.

Pour refléter l’opinion du public, il faudrait que 70 % des gens apparaissant sur vos antennes soient favorables à une réduction drastique de l’immigration…

Je n’ai jamais dit que nous devions être le porte-parole de la pensée majoritaire, quelle qu’elle soit. Je dis simplement que, lorsqu’on regarde la télé, il faut se voir, se reconnaître et s’identifier. Donc il faut qu’on donne à voir des gens de toutes les opinions et toutes les origines. Il est vrai que c’est facile à énoncer, beaucoup moins à mettre en œuvre.

Le mot « diversité » renvoie spontanément à la représentation des minorités ethniques. D’ailleurs, vous n’aviez pas seulement ciblé les mâles, mais les « mâles blancs ». Et devant les parlementaires, vous avez déclaré : « Contrairement à la mixité où l’on peut compter le nombre de femmes, on n’a pas le droit de compter les autres signes de diversité. »Si vous le pouviez, vous compteriez les Maghrébins, les Noirs, les juifs ?

Nous n’en avons pas le droit.

Si vous l’aviez ?

Non. Je trouve plus intéressante la notion de perception de cette juste représentation : les gens se sentent-ils ou pas représentés sur nos antennes. Nos obligations votées par la représentation nationale comportent un objectif de représentation de la diversité, nous nous y conformons. Point.

Il y a juste le mot « diversité », sans précision chiffrée ?

Oui, un mot.

Pourtant vous avez déclaré au Monde que « d’après l’Arcom, les personnes perçues comme nonblanches représenteraient environ 25 % de la société française contre 15 % à la télévision ».

Effectivement, ce sont les statistiques de l’Arcom.

Sans disposer de statistiques, vous avez estimé qu’il y avait un énorme rattrapage à faire. Y êtes-vous parvenue ? Comment faites-vous concrètement ?

Nous travaillons avec les producteurs d’émissions, les directeurs de casting pour que nos jeux, nos magazines, nos séries représentent toutes les diversités : sociale, territoriale, de handicap, d’âge ou de couleur de peau. On n’a pas de règles magiques. Mais c’est une politique publique exigée par la loi, je la comprends et je l’assume.

Aux États-Unis, il ne suffit pas d’avoir des « non-Blancs » pour reprendre votre terminologie, il faut aussi qu’ils soient représentés dans des positions valorisantes. Est-ce votre ligne ?

Pas valorisantes, juste normales : le reflet de notre société.

Il y a beaucoup de policiers, médecins, professeurs issus de l’immigration. Il est naturel qu’on le voie dans vos fictions. Mais il y a aussi une face sombre, une faillite de l’intégration, qui se traduit par une surreprésentation de l’immigration dans la délinquance. Faut-il le montrer ?

On n’est pas là pour stigmatiser.

Il ne s’agit pas de stigmatiser. Il s’agit de montrer la société telle qu’elle est. Mais permettez-moi une question taquine. Je suis sûre que votre comité de direction est parfaitement représentatif en termes de mixité et de diversité ?

De mixité, oui ; de diversité sociale et d’origine, on pourrait sans doute mieux faire.

Le« Complément d’enquête » consacré à Gérard Depardieu est intitulé « La chute d’un ogre ». Aviez-vous été consultée sur ce titre ?

Non. Notre rédaction est parfaitement indépendante.

Un de vos collaborateurs a laissé entendre que France Télévisions, non seulement ne travaillerait plus avec Depardieu, mais ne diffuserait plus les films où il joue.

Ce n’est pas exact. Je défends évidemment la libération de la parole des femmes et nous l’avons prouvé à maintes reprises sur nos antennes. Mais je refuse aussi, et dans le même mouvement, la cancel culture. Quelques jours après le « Complément d’enquête », nous avons d’ailleurs diffusé Illusions perdues, avec Gérard Depardieu. En revanche, on ne programmerait pas une grande soirée en son honneur.

Passerez-vous des films de Doillon ou de Jacquot ?

Je pense, oui. Nous sommes coproducteurs du dernier film de Doillon. Nous ne soutenons pas un homme, mais un film, et cette distinction sera toujours ma ligne. Ceci étant, je ne vais pas non plus passer demain un film de Jacquot avec Judith Godrèche.

On parviendra à endurer cette privation. Mais merci d’avoir diffusé J’accuse de Roman Polanski.

On l’a coproduit et on l’a diffusé. Encore une fois, à France Télévisions, la cancel culture ne fait pas débat. Elle n’existe pas. Oui, je suis féministe. Mais non, je ne suis pas pour éradiquer les hommes ou déboulonner les statues.

Avez-vous déjà été militante ?

Non. J’adore les responsables politiques, je les trouve passionnants souvent, mais ce n’est pas mon truc. Je suis une patronne d’entreprise et rien d’autre. Ce que j’aime, c’est manager et décider.

Recevez-vous beaucoup de protestations des téléspectateurs ? Qu’est-ce qui les a énervés récemment ?

La suppression de « Un si grand soleil » pour basculer directement en émission politique après le « 20 heures » !

Mars 2024 – Causeur #121

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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