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Kafka, le «messager du Roi»


Kafka, le «messager du Roi»
Franz Kafka, vers 1915. ©PVDE/Bridgerman Images

La parution du premier tome de la biographie de Franz Kafka par Reiner Stach révèle l’envergure de son projet: un mausolée littéraire. Il n’en fallait pas moins pour sonder la vie et l’œuvre du génie de Prague pour qui la solitude était la condition de la création.


« Pour écrire, j’ai besoin de vivre à l’écart, non pas “comme un ermite”, ce ne serait pas assez, mais comme un mort. »

Le problème avec Kafka (1883-1924) ? Plus on le lit, plus on se demande ce que l’on pourrait ajouter à tout ce qui a déjà été dit et écrit. Après (mûre) réflexion, notre réponse : rien. On ne peut rien ajouter à tout ce qui a déjà été dit et écrit. On peut seulement rassembler un faisceau de phrases et fusées qui reconstitueront le Kafka que l’on aime – comme un puzzle dont les pièces seraient toujours les mêmes, et la figure recomposée, pourtant toujours singulière : définition possible du lecteur ou de la lectrice.

Mais l’on aurait aussi bien pu s’abstenir–on se souvient du mot d’Einstein :« Je n’ai pas pu le lire, l’esprit humain n’est pas assez compliqué pour le comprendre. » Se méfier. On est passé outre, pour une raison simple, que définit Franz Werfel (1934) : « Quand je vis pour la première fois F. Kafka face à face, je sus tout de suite qu’il était “un messager du Roi”. Je n’ai jamais perdu ce sentiment en sa présence. L’admiration, l’amour que je lui portais furent toujours mêlés d’un étrange frisson. À cette époque, les autres goûtaient avec un ravissement d’esthètes sa prétendue originalité, mais moi, j’avais le pressentiment qu’il s’agissait non pas tout à fait d’un être humain, mais d’une créature qui avait reçu tragiquement trop de dons surnaturels en partage. Kafka est un envoyé d’en-haut, un grand élu, et seules l’époque et les circonstances l’ont amené à déverser dans des paraboles poétiques le savoir qu’il tient de l’autre monde et son ineffable expérience. J’ai toujours eu conscience de cette distance entre lui et moi, qui ne suis qu’un poète… »

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Outre les 350 pages (!) que Kafka considérait avoir menées à bien et les 3 400 pages de journaux et fragments (dont trois romans inachevés), voici ce qui oblige : « une créature qui avait reçu tragiquement trop de dons surnaturels », obsédée, « aveuglée par la vérité » –versus la beauté, « véhicule commode de l’émotion esthétique » (Marthe Robert).

En mars 1912, Kafka note : « Qui me confirmera qu’il est vrai ou vraisemblable que c’est uniquement par suite de ma vocation littéraire que je ne m’intéresse à rien et suis par conséquent insensible. » En septembre 1912, il écrit en une nuit Le Verdict –tournant. Il trouve sa langue, l’orientation définitive de son œuvre et passe du doute esthétique à la certitude– dont Le Verdict est le premier signe : « Kafka n’a qu’une chose à dire, il la dit par l’inlassable répétition des mêmes motifs. De ce point de vue, on peut soutenir que son œuvre ne connaît pas de développement, du moins pas le développement normal d’une œuvre romanesque qui, en mûrissant, s’empare d’un monde plus varié et vaste » (M. Robert).

Le Verdict, sorti de lui « comme une délivrance couverte de saleté et de mucus »(Journal), affirme sa vocation et confirme sa solitude (obsession de sa vie) : « Le désir d’une solitude allant jusqu’à la perte de conscience » (Journal, 1913). Au moment de son ultime rupture (1917) avec Felice, il dit à Max Brod, son ami : « Ce que j’ai à faire, je ne puis le faire que seul. »À l’été 1919, son désir de solitude s’accentue : il prie même Brod de renoncer à le voir. En 1921, il demande à Milena, avec qui il échange des lettres depuis 1920, de cesser de lui écrire. Milena obéit et écrit à Brod : « Il n’y a pas dans le monde entier un être doué de sa force immense ; cette absolue et inébranlable nécessité qui le pousse vers la perfection, la pureté, la vérité. » Selon Marthe Robert, l’amour de Kafka pour Milena est la trame la plus secrète du Château.

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Si l’on cite Marthe Robert à l’occasion de la parution de la colossale biographie de Reiner Stach, c’est que l’un et l’autre nous semblent être parvenus au plus « intime » de Kafka. Stach a TOUT lu, compris et restitué avec une clarté, une intelligence et une fluidité qui tiennent de la transsubstantiation. Il suffit d’ouvrir la biographie pour comprendre : « La vie du Dr Franz Kafka, fonctionnaire des assurances et écrivain juif pragois, a duré 40 années et 11 mois. Sur ce total, son cursus scolaire et universitaire aura représenté 16 ans et 6 mois et demi. À l’âge de 39 ans, Kafka est parti à la retraite. Il est mort d’une tuberculose laryngée dans le sanatorium de la région de Vienne. »On continue ? « Exception faite de séjours dans le Reich allemand – des excursions en fin de semaine pour l’essentiel –, Kafka aura passé 45 jours à l’étranger, etc. » Encore ? « Kafka est resté célibataire. Il s’est fiancé à trois reprises : deux fois avec Felice Bauer, employée berlinoise, une fois avec la secrétaire pragoise Julie Wohryzek. On lui connaît des relations amoureuses avec quatre autres femmes. Il a vécu un peu moins de six mois aux côtés d’une femme. Il n’a pas eu de descendance. » Stach a consigné vingt ans de fréquentation de Kafka : sa familiarité avec la vie et l’œuvre est incommensurable– une obsession de 3 000 pages. Nous disposons des 950 premières : le premier des trois tomes que compte la biographie, qui concerne les années 1910-1915, les plus fécondes et renseignées (le Journal couvre les années 1910-1923).

Marthe Robert est aussi importante, pour d’autres raisons : elle fut la première, en 1954, à traduire le Journal de Kafka, qui l’occupera toute sa vie– la traduction lui a conféré une familiarité avec l’écrivain complémentaire de celle de Stach, presque aussi riche. Son intelligence littéraire des textes, ses aperçus philologiques (sur l’allemand du Pragois, le yiddish, le bohémien) sont, eux aussi, incommensurables : « Si Kafka a délivré un “message” universel, si son œuvre est prophétique, sa parole est d’autant plus puissante qu’il ne parle pas de l’universel et ne vise pas à la prophétie. Partant de faits particuliers, localisés, subjectifs à l’extrême, il est vrai que son génie (dont il était conscient) touche d’un coup au drame universel de la pensée, mais c’est seulement en vertu d’une grâce, celle de l’humilité qui, en fin de compte, doit être regardée comme le plus grand secret de son art. »

À lire

Reiner Stach, Kafka : le temps des décisions (1910-1915), t. I(trad. Régis Quatresous), Le Cherche Midi, 2023. Tome II à paraître le 9 novembre.

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Raphaël Meltz, À travers les nuits : F. Kafka 1912, Buchet-Chastel, 2023.

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Léa Veinstein, Les Philosophes lisent Kafka : Benjamin, Arendt, Anders, Adorno, MSH, 2021.

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Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Calmann-Lévy, 1979.

Septembre 2023 – Causeur #115

Article extrait du Magazine Causeur




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Né à Paris en mai 1968. A collaboré ou collabore à La NRF, Esprit, Commentaire, La Quinzaine littéraire, Le Figaro littéraire, Service littéraire, etc.. A publié récemment "Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés" (Editions de Paris, 2018) et "Bien sûr que si !" (Editions de Paris, 2020)"

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