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Emmanuel Macron préfère parler de décivilisation que d’ensauvagement

Le terme ayant selon lui une connotation politique déplaisante, le chef de l'État refuse de participer au Kamasutra de l'ensauvagement


Emmanuel Macron préfère parler de décivilisation que d’ensauvagement
"Rodéo" urbain, Tremblay en France (93), image d'archive, 2009 © HADJ/SIPA

Jusqu’où va-t-il donc falloir que la France se décivilise à force de s’ensauvager (ou vice versa) pour que l’on consente enfin à reconnaître que ce sont là les deux versants d’un même à-pic culturel et social qui peut tôt ou tard se révéler fatal? L’analyse philosophique de Françoise Bonardel


Parlant récemment de « décivilisation », le chef de l’État prend-il enfin la mesure de l’ensauvagement de la société française auquel il semblait jusqu’alors ne prêter qu’une attention flottante ? Des esprits subtils vont sans doute, il est vrai, nous expliquer que ces deux questions n’ont rien à voir l’une avec l’autre ; l’ensauvagement étant un fantasme d’extrême-droite alors que la décivilisation est une régression certes regrettable, inquiétante même, mais sans rapport avec la récupération politique des « haines », gratuites bien sûr car issues de préjugés qu’il convient d’éradiquer au plus vite. Il y aurait donc, on l’aura compris, deux manières bien différentes de régresser vers la barbarie : l’une relativement honorable dans la mesure où la civilisation, menacée dans ses fondements, constitue encore malgré tout un garde-fou face à des dérives inacceptables ; et l’autre à ce point détestable qu’il est préférable de n’en plus parler. Jusqu’où va-t-il donc falloir que la France se décivilise à force de s’ensauvager (ou vice versa) pour que l’on consente enfin à reconnaître que ce sont là les deux versants d’un même à-pic culturel et social qui peut tôt ou tard se révéler fatal ?

Décivilisation et ensauvagement

Sans doute chacun de ces mots a-t-il sa tonalité propre, et l’ensauvagement évoque le déchaînement furieux d’une horde sanguinaire, l’appel au meurtre des fanatiques, la régression de la culture vers la nature la plus archaïque et indisciplinée : la montée en puissance d’une violence aveugle, et le déchainement des plus bas instincts qu’on pensait domestiqués, voire même éteints. La « décivilisation »  s’inscrit quant à elle dans le registre en apparence plus sobre du retrait, de l’effacement et non plus de l’excès : dégradation, destruction, déconstruction, délitement… Ce que la civilisation avait mis en place en matière de repères culturels, de codes sociaux et de modes de vie censés « civiliser » les hommes accédant au rang de citoyens, se retire plus ou moins brutalement sans qu’on sache précisément si c’est l’ensauvagement qui a causé le recul de la civilisation, ou bien l’inverse. Dans la situation actuelle c’est de toute manière la santé, la viabilité de notre civilisation qu’il conviendrait d’interroger, comme le fit Nietzsche à la fin du XIXe siècle et la plupart des hommes de culture européens après le séisme provoqué par la Première Guerre mondiale.

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La question était à l’époque d’autant plus poignante que de grands penseurs allemands – Thomas Mann en particulier – s’étaient faits les chantres de la culture contre la civilisation défendue par les Français[1]. Cent ans après on se demande s’ils n’avaient pas en partie au moins raison, fût-ce pour de mauvaises raisons et alors même que la culture allemande échoua vingt ans plus tard à repousser la barbarie nazie. Mais enfin que vaut une civilisation, fût-elle animée des idéaux les plus nobles, sans la culture qui permet de les incarner, de se les approprier, et de les préserver afin de les transmettre ? Que reste-t-il d’une civilisation, normative en matière de justice, de mœurs et de progrès social, si elle ne repose plus sur aucun socle culturel commun, ni ne puise son dynamisme dans un imaginaire collectif ? Or nous en sommes là, et ce n’est pas à coup de bons sentiments, ni d’idéaux humanitaires sans ancrage dans le réel, qu’on renforcera les digues qui un peu partout se fissurent. Il ne suffit plus à notre civilisation de se savoir mortelle pour trouver en elle les réflexes salutaires lui permettant de stopper le processus d’autodestruction qu’elle a elle-même mis en marche, et qu’elle contribue à cautionner en se référant aux « valeurs » qui dissuadent d’en identifier les causes. Or quand elles ne sont plus complémentaires, culture et civilisation ne tardent pas à s’entrechoquer jusqu’à se détruire, comme on le constate aujourd’hui où la décivilisation va de pair avec une déculturation grandissante, qui fait elle-même le lit de l’ensauvagement[2] dont le feu se propage d’autant plus rapidement qu’il ne trouve plus sur son chemin que du bois mort, et non de vertes prairies qui arrêteraient son élan.

Sauvagerie et barbarie

On ne peut donc plus s’en tenir à la certitude rassurante qui fut celle des Lumières, selon lesquelles la civilisation se définit justement par sa capacité à maintenir la barbarie hors de ses frontières, tout en nourrissant l’espoir de les abolir en civilisant l’humanité tout entière. Ce beau rêve a fait naufrage, en même temps que la mondialisation faisait des ravages. Relativisme culturel, cosmopolitisme marchand, impuissance et corruption politiques sont venus à bout de cette utopie, et plus personne ne risque non plus de ce fait d’être qualifié de sauvage ou de barbare. Du moins officiellement, et selon la nouvelle donne consistant à s’autocensurer afin de ne stigmatiser personne. Sur le terrain, par contre, la sauvagerie – ou la barbarie ? – un peu partout se déchaîne, comme on le constate aujourd’hui au cœur même du dispositif républicain qui prétendait la bannir, et non plus à ses lointaines périphéries. Comment d’ailleurs faire la différence entre ces deux formes, pour ainsi dire jumelles, d’inappétence totale à la culture comme à la civilisation ? Peut-être faudrait-il relire, pour y voir plus clair, les Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme de Friedrich von Schiller (1794). Sauvagerie et barbarie seraient en effet pour l’homme deux manières « d’être en opposition avec lui-même » : le sauvage en laissant ses sentiments prendre le pas sur ses principes, et le barbare en autorisant ses principes à ruiner ses sentiments. Or, si la culture repose sur un « antagonisme des forces », elle permet aussi de le dépasser de manière créatrice, et la conclusion de Schiller devrait à cet égard nous interpeler : « Nos contemporains cheminent véritablement sur deux fausses routes ; ils sont devenus la proie des extrêmes soit de la sauvagerie, soit de l’affaissement moral et de la dépravation[3]. » Ce n’est donc pas à la décivilisation qu’il suffit désormais de s’en prendre quand c’est la culture qu’il faudrait à tout prix sauvegarder si l’on veut que la civilisation, ou ce qui se prend pour telle, ne fabrique pas des sauvages qui soient aussi des barbares. 

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[1] Considérations d’un apolitique (1918), suivi de Les Exigences du jour (1930), essai dans lequel Mann réhabilite la civilisation sans dévaloriser pour autant la culture.

[2] Cf. « Rééducation nationale », dossier sur l’école dans le n° 110 de Causeur, mars 2023.

[3] Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, trad. R. Leroux, Paris, Aubier, 1992, p. 161.




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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