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La Shoah n’est pas une histoire juive


La Shoah n’est pas une histoire juive

staline hitler snyder

Élisabeth Lévy. La communauté savante et le public, en Amérique et en Europe de l’Ouest, considèrent en général l’extermination des juifs par les nazis comme l’événement central de la Seconde Guerre mondiale. S’agit-il d’une erreur collective ? Remettez-vous en question cette centralité tenue pour une quasi-évidence ?
Timothy Snyder. La centralité de l’extermination des juifs dans l’ensemble de tueries de masse perpétrées entre 1932 et 1945 relève d’une une vision subjective. Mon livre montre que la Shoah a été « pire » que ce que l’on pensait, mais aussi que d’autres meurtres de masse, beaucoup moins connus, se sont déroulés en même temps qu’elle – les juifs représentant 40 % des 14 millions de victimes. La spécificité de la Shoah est qu’elle fut le résultat d’une politique qui ciblait une population entière, avec pour objectif son extermination totale.
Vous cherchez à donner sa cohérence à la grande tragédie européenne en l’inscrivant dans un continuum temporel, spatial et fonctionnel – unité de temps, de lieu (les « terres de sang ») et d’action (le meurtre de masse). De fait, l’extermination des juifs apparaît alors comme l’un des éléments d’un tableau incroyablement sanglant.
Je recense six épisodes meurtriers : la famine en Ukraine de 1932-1933, qui a causé près de 3,3 millions de morts ; la Terreur stalinienne de 1937-1938, dans laquelle ont péri 1 million de Soviétiques, pour la plupart paysans mais aussi membres de minorités ethniques – essentiellement des Polonais ; ensuite, 200 000 habitants de Pologne et des Pays baltes sont morts dès le début de la guerre et de l’occupation nazie. La phase la plus meurtrière commence après l’attaque allemande contre l’Union soviétique, en juin 1941, et se décompose en trois épisodes concomitants : l’affamement délibéré par les Allemands des prisonniers de guerre soviétiques et des habitants de Leningrad, qui cause près de 4 millions de victimes ; les « représailles » contre les civils en Biélorussie et après l’insurrection de Varsovie, pour un bilan de 3 à 4 millions de victimes ; et enfin la Shoah, avec ses 5,4 millions de victimes.
Vous redonnez donc vie aussi à des victimes un peu oubliées – au moins en Occident – tels que les Polonais non-juifs ou les Ukrainiens, y compris ceux qui participaient à l’extermination des juifs…
Mon objectif n’était pas de répartir les victimes entre différents groupes selon leurs origines, mais d’établir une vision d’ensemble des événements. Question de méthode : on ne peut pas expliquer la Shoah uniquement à travers le prisme de l’histoire juive, ni d’ailleurs comprendre la famine ukrainienne en se limitant à l’histoire du pays. Les catégories nationales ne permettent pas de comprendre des événements d’une telle ampleur. La Shoah est unique, elle est peut-être le sommet de l’abomination, mais si elle demeure isolée, elle est incompréhensible.[access capability= »lire_inedits »]
Qu’ont en commun ces 14 millions de victimes, tombées sur ce territoire regroupant la Pologne orientale, des Pays baltes, la Biélorussie et l’Ukraine que vous nommez les « terres de sang » ?
Tout d’abord, il ne s’agit pas de militaires tombés au combat mais de civils directement ciblés en tant que tels par les politiques meurtrières hitlériennes et staliniennes. Le deuxième élément majeur qui lie ces individus, c’est le territoire. On oublie que ces gens se connaissaient : Polonais, Ukrainiens, Lituaniens, Russes et juifs vivaient ensemble et c’est nous, les historiens, qui les avons séparés en les classant par nationalité. C’est sur ces « terres de sang » que les Allemands et les Soviétiques ont perpétré la plupart de leurs crimes ; c’est sur elles que la Shoah a eu lieu. Ce sont ces « terres de sang » qui ont été le théâtre et l’enjeu de l’affrontement entre les deux totalitarismes. Cette approche peut dérouter, car habituellement on choisit plutôt des États comme objet historique. Mais que faire lorsque l’État change de frontières ? Quand des régions et des populations ont changé de nationalité trois ou quatre fois en quelques années ?
À bien des égards, votre livre rappelle Vie et destin, de Vassili Grossman, dans lequel il fait de Stalingrad un miroir dans lequel le stalinisme et le nazisme se contemplent sous les traits de l’ennemi. Comment définiriez-vous les relations entre ces deux régimes ?
Du point de vue politique, c’est la question la plus importante. Il n’est donc pas surprenant que les réponses changent selon les appartenances. À gauche, on aime croire qu’il y avait entre les deux régimes une incompatibilité idéologique radicale. À droite, on pense plutôt qu’Hitler était inspiré par Staline, ce qui n’est pas faux.
Adhérez-vous à la thèse de Nolte, selon laquelle le nazisme aurait été une réaction au stalinisme…
Les deux régimes ont noué une relation dialectique. Je suis l’un de ces Anglo-Saxons qui s’intéressent à l’aspect empirique des choses, autrement dit aux faits : pour moi, une éventuelle interaction entre les deux ne doit pas être un tabou. Parfois elle existait et parfois non. Il est tout aussi absurde de prétendre qu’il y avait une différence absolue entre les deux régimes, que de croire qu’on peut comprendre l’un à travers l’autre. Que nazisme et stalinisme aient reposé sur des idéologies très différentes, c’est une évidence. Au départ, le seul point commun entre eux, c’est le territoire. J’ai donc cherché à comprendre les interactions sur ce territoire.
Qu’est-ce qui distingue une famine nazie d’une famine soviétique ?
Les intentions de ceux qui l’ont perpétrée ! Dans les deux camps, la famine est née de la collectivisation de l’agriculture, mais Staline voulait nourrir les villes soviétiques alors qu’Hitler souhaitait les affamer. Staline a cherché à bâtir le socialisme, Hitler à le détruire. On ne peut comprendre la planification nazie si on ignore qu’elle visait à détruire la planification soviétique. Il ne s’agit pas de nier la possibilité des comparaisons, mais d’éviter de comparer avec des a priori idéologiques. Hannah Arendt, une philosophe que j’admire, observe le totalitarisme en isolant les différents systèmes les uns des autres. Pour moi, il est essentiel de se pencher sur les points de contact entre eux, mais aussi sur les oppositions.
Quels ont été les autres points de contact entre les deux idéologies ?
La destruction des États polonais, estonien et lituanien entre 1939 et 1941 a été le fruit d’une alliance entre les deux régimes. On oublie souvent cet épisode qui a tout de même permis à l’Allemagne de déclencher la Seconde Guerre mondiale. Par ailleurs, pendant l’insurrection de Varsovie, d’août à octobre 1944, la complicité des nazis et des Soviétiques est objective : il s’agit de détruire la Pologne. L’Armée rouge a tout simplement attendu aux portes de la ville, laissant aux Allemands le soin d’écraser l’insurrection.
On a évoqué des enjeux énergétiques, notamment la course allemande vers les champs pétroliers. Vous mettez plutôt l’accent sur les ressources alimentaires.
Pour nous, une nourriture peu chère et disponible est une évidence. Ce n’était pas le cas avant-guerre, même dans des pays développés comme l’Allemagne. J’ai voulu faire comprendre cela au lecteur contemporain, lui montrer qu’à cette époque, la nourriture était un enjeu hautement sensible, pour les Allemands, qui en importaient, comme pour les Soviétiques, qui en exportaient. Dans la vision coloniale nazie, l’indépendance de l’Allemagne passait par la domination des espaces de production alors contrôlés par les Soviétiques, l’Ukraine en particulier. Mais justement, le contrôle de l’Ukraine était également la condition sine qua non de la survie en autarcie de l’URSS. Si on sait cela, on comprend mieux pourquoi cette terre a été le charnier de la moitié des victimes massacrées entre 1933 et 1945.
On considérait le gaz comme l’arme privilégiée du crime de masse. En vous lisant, on découvre avec effroi que les deux régimes ont systématiquement recouru à une autre arme : la faim.
Oui, il y a de quoi être terrifié. Au cours des semaines et des mois, la faim détruit lentement l’humanité des hommes, des femmes et des familles qui la subissent. Cette expérience laisse des traces profondes sur les sociétés qui en ont été les victimes : l’Ukraine porte encore les stigmates de la famine.
Beaucoup de gens sont également morts de faim dans les camps…
Dans les goulags et dans les camps de concentration nazis, la mort de faim était la conséquence des pénuries, pas un objectif en soi. Dans les goulags, la plupart du temps, on avait faim, mais sans en mourir. C’est en 1941, 1942 et 1943, au moment de l’avancée des troupes allemandes, que la faim a le plus tué dans les goulags. Inversement, dans les camps de concentration nazis, c’est en 1944 et 1945, quand les mêmes Allemands battaient en retraite, qu’on compte le plus grand nombre de victimes de la faim.
On découvre aussi dans votre livre que l’idée de la « solution finale » s’est en quelque sorte progressivement affinée.
Tout le monde sait qu’Hitler voulait éliminer les juifs. Mais il ne suffit pas de connaître cette intention pour comprendre exactement comment il s’y est pris. Il n’y avait presque pas de juifs en Allemagne et la grande majorité des juifs victimes de la Shoah venaient de l’Est. Pour comprendre la Shoah, il est donc essentiel de prendre en compte les intentions d’Hitler, mais aussi de connaître la cartographie de la présence juive : les grandes concentrations se trouvaient en Pologne et en Union soviétique. En général, quand on veut faire l’histoire de la Shoah, on commence par les mesures prises contre les juifs allemands, puis on explique qu’ils étaient envoyés à l’Est pour y être tués. Ce point de vue n’est pas faux, mais partiel. En réalité, la Shoah a commencé à l’Est avec l’invasion de l’Union soviétique en 1941. Comment peut-on la comprendre sans étudier l’Union soviétique et les pays de l’Est ? Certes, l’antisémitisme existait partout, mais pour tuer les juifs, il fallait d’abord dominer les territoires dans lesquels ils résidaient.
Malgré tout, cela ne s’est pas passé comme Hitler le prévoyait.
Oui en effet. Hitler n’était pas quelqu’un qui planifiait dans les détails. Il déclenchait des crises puis exploitait les situations ainsi créées. C’est ainsi que des fantasmes généraux sont devenus une réalité politique concrète et meurtrière. Au début de la guerre, l’idée de déporter les juifs européens à Madagascar, colonie française, où on les aurait fait travailler jusqu’à la mort, fut sérieusement envisagée. Il y avait une autre option, qui était d’envoyer les juifs en Pologne occupée. Mais elle avait un inconvénient : la Pologne n’est pas assez éloignée de l’Allemagne. Il faut ajouter que le gouverneur général de la Pologne ne souhaitait pas voir d’autres juifs européens sur son territoire. Un troisième projet consistait à les déporter en Union soviétique. Au moment du pacte germano-soviétique, les nazis ont tout simplement demandé aux Soviétiques s’ils accepteraient deux millions de juifs. La réponse, comme vous vous en doutez, a été négative. Enfin, le dernier scénario envisageait de déporter les juifs par la force, dans le cadre d’une guerre-éclair contre l’URSS. Mais les aléas de la guerre et sa dynamique ont finalement favorisé les « solutions » locales. Ainsi, après l’invasion de l’Union soviétique, les nazis entreprennent d’abord d’éliminer les élites, ce qui suppose le meurtre des adultes juifs de sexe masculin. Puis très vite, les critères s’élargissent pour inclure femmes et enfants, et finalement l’ensemble de la communauté.
Les Allemands évoluent donc de déportation en extermination ?
Non ! Pour Hitler et les nazis, il n’y avait pas de différence entre déportation et tuerie ; l’objectif principal était de faire disparaître les juifs puisqu’ils n’étaient pas des êtres humains.
Les Slaves étaient pour leur part appelés à devenir les esclaves du Reich…
Pour les nazis, les juifs étaient la race à exterminer totalement. S’agissant  des Polonais et plus généralement des Slaves, races d’une humanité limitée, il fallait simplement massacrer les gens éduqués et tuer par la famine les gens incapables de travailler. L’objectif était de détruire les cadres de la société pour créer une masse de main-d’œuvre au service des Allemands.
Je ne sais si c’est une spécificité de l’enseignement français, mais on parle peu de toutes ces victimes non-juives. Est-ce parce qu’elles ont collaboré à la destruction des juifs et de ce fait, ne mériteraient plus cette appellation de « victimes » ?
Je vous signale que la plupart des Polonais n’ont pas collaboré avec les nazis pour exterminer les juifs. Que certains l’aient fait ne signifie pas que les autres n’ont pas été victimes. Penser qu’un seul groupe a été victime et que les autres ont été bourreaux ou collaborateurs, c’est méconnaître que dans tous les groupes, il y a eu des criminels et des gens qui se sont bien comportés. Les individus ne puisent pas leur humanité dans leur appartenance ethnique ou nationale. C’est pourquoi je n’ai pas parlé de groupes de victimes, mais de victimes tout court.
Comment votre livre a-t-il été accueilli en Pologne et en Ukraine ?
J’ai observé deux types de réactions. Certains lecteurs, notamment polonais, ont dit : « Voilà quelqu’un qui enfin décrit tous ces crimes qui ont été commis contre nous ! » une approche que je trouve peu pertinente. D’autre ont compris,  en me lisant, que pour comprendre leur histoire, ils devaient se pencher sur celle des autres peuples. Cette lecture me semble plus juste. Une autre réaction typique de pays de l’Est concerne Staline : certains lecteurs considèrent que mon ouvrage minimise les crimes staliniens, parce que j’ai revu certains chiffres à la baisse et que, pour moi, Staline n’est pas seulement un « monstre » mais un homme qui avait une réflexion politique.
Ces réactions rappellent que l’Europe est longtemps restée divisée. Plus de deux décennies après la chute du mur de Berlin, on a encore du mal, à l’Ouest, à comprendre la mémoire de ces pays-là.
Il y a une difficulté objective : comment un Américain ou un Français peut-il comprendre la situation de la Pologne orientale qui, entre 1939 et 1945 a changé de maître trois fois ? Comment peut-il comprendre le pouvoir soviétique sans avoir jamais vécu sous son joug ? Même ceux qui ont vécu l’Occupation en France ont du mal à comprendre que le pouvoir allemand était bien plus meurtrier là-bas qu’ici. À cela il faut ajouter un obstacle subjectif : pendant la Guerre froide, nous avons bâti une narration moralisante de la Seconde Guerre mondiale et en 1989, nous étions persuadés qu’il ne restait plus qu’à exporter cette vision à l’Est, en oubliant la perception que les peuples avaient de cette période. Je n’ai pas la prétention de résoudre les problèmes européens de mémoire, mais si on veut poursuivre l’intégration du Continent, il faudra prendre en compte ces sensibilités différentes.
Quid de la réception juive ? Les défenseurs de la mémoire juive ont-ils protesté ?
Toutes les réactions juives publiées dans la presse américaine ont été positives, ce qui était très important pour un livre qui tente de contextualiser la Shoah et de l’intégrer dans l’histoire. Naturellement, certains individus sont farouchement opposés à mon travail car ils souhaitent que la Shoah reste un événement métaphysique, à l’écart de l’Histoire. Sauf que si la Shoah n’est pas un événement historique, il est alors facile de la nier. Et se placer sur le terrain de la métaphysique, c’est ouvrir la porte à la concurrence des mémoires. Ceux qui souhaitent préserver la mémoire de la Shoah doivent comprendre que la seule façon d’y arriver dans la durée est de reconnaître que les histoires polonaise et ukrainienne sont inséparables de l’histoire juive, que la Shoah fait aussi partie de l’histoire polonaise, lituanienne, ukrainienne, soviétique, allemande et européenne. La seule façon d’empêcher que cette histoire disparaisse de nos mémoires, c’est de rappeler qu’elle n’a pas seulement été une affaire de juifs.[/access]

*Photo : signature du Pacte germano-soviétique (Wikipedia).

Mars 2013 . N°57

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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