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Le flux romanesque contemporain de Zeruya Shalev

Zeruya Shalev, "Stupeur" (Gallimard, 2023)


Le flux romanesque contemporain de Zeruya Shalev
L'écrivaine israélienne Zeruya Shalev, Rome, 24 octobre 2007 © QUAGLIA/SIPA

La romancière israélienne Zeruya Shalev, née en 1959, est à mettre dans la lignée des Amos Oz ou des David Grossman. Elle renouvelle une description puissamment originale de l’Israël d’aujourd’hui, contaminé par son histoire, mais désireux de survivre parallèlement à un judaïsme très présent, qui constitue un arrière-fond que personne ne remet vraiment en question. Difficile dans ces conditions de mener une existence décomplexée, à l’abri des impondérables qui caractérisent, depuis sa création, l’État israélien.

Deux belles héroïnes

Stupeur narre une histoire actuelle, dans un pays récemment constitué (en 1948), et encore soumis aux spasmes de l’histoire. Il y a en fait, dans ce roman, deux héroïnes principales. Les chapitres alternent leur histoire.

L’une est une jeune femme habitant Haïfa, nommée Atara, en recherche de son passé familial. L’autre est une femme déjà vieille, Rachel, jadis une « combattante infaillible », nous dit Zeruya Shalev. Elle a appartenu dans sa jeunesse au Lehi. Une note nous indique que le Lehi est un « groupe de résistance sioniste extrémiste qui s’est battu entre 1940 et 1948 pour libérer la Palestine du mandat britannique ». Le roman de Shalev est la rencontre de ces deux femmes, comme s’il fallait établir une jonction entre le passé et le présent pour justifier la violence de l’origine, terrible, mais n’aboutissant qu’à une sécurité encore imparfaite.

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Ce qui motive la quête d’Atara, et son désir tout-puissant de rencontrer Rachel, ce sont les liens familiaux qui existent entre elles deux et qui lui ont été dissimulés. Rachel fut la première femme du père d’Atara. Atara veut reconstituer la colonne vertébrale généalogique de sa famille, qui passe par les femmes, comme si les hommes n’étaient pas essentiels. Certes, ils séduisent leur épouse, ils font la guerre, comme le fils d’Atara, Eden, qui combat dans les commandos. Mais le rôle de chacun reste annexe. Zeruya Shalev n’évite aucun détail des répercussions de la guerre sur les liens familiaux. Ni pour Eden, traumatisé par ce qu’il endure, ni pour Rachel, surtout, qui a sacrifié sa vie pour la cause. La vieille femme ressasse ses souvenirs de jeunesse, s’interrogeant sur leur bien-fondé. « Jamais, écrit Zeruya Shalev, elle n’avait eu le moindre doute sur la légitimité de leur combat, maintenant non plus, ce n’est pas cela qu’elle remet en cause, mais ce qui pousse un être humain à se dévouer à une idée davantage qu’à ceux qui lui sont le plus cher. » Il y a chez Rachel un sentiment fréquent de déception de ce qu’est devenu Israël, sans commune mesure avec son idéal de jeunesse qu’elle partageait avec ses compagnons du Lehi. Elle se dit néanmoins, point crucial, que, « sans pays, les Juifs auraient continué à être cruellement persécutés ».

Un regard au microscope

Le roman de Shalev s’efforce de retenir le temps, en se développant lentement, privilégiant une presque immobilité. Les motivations des personnages, en particulier celles des deux héroïnes Atara et Rachel, nous sont décrites minutieusement et apparaissent au lecteur comme de fascinants objets de pensée historique. Shalev ralentit volontairement la course du monde, pour nous le faire mieux percevoir dans ses moindres variations, comme si elle utilisait un microscope. Elle écrit par exemple à propos d’Atara : « Elle cherche l’esprit qui sous-tend les matériaux fanés, les idées qui se sont concrétisées dans telle ou telle architecture. Non pas pour intégrer le temps mais pour intégrer celle-ci au flux contemporain sous un nouvel angle. » Très beau passage, qui laisse entrevoir brièvement ce que peut vouloir dire cette approche du réel dans des conditions aussi problématiques, littéralement dans un flux contemporain, comme elle l’écrit, en général insaisissable. C’est peut-être ce désœuvrement métaphysique que ce roman, Stupeur, voudrait avant tout mettre en évidence, à travers deux femmes magnifiques.


La judaïté est affaire de transmission, depuis des temps immémoriaux. Atara veut arriver jusqu’à Rachel pour qu’elle lui dévoile le pourquoi de son prénom, c’est-à-dire de sa naissance – de son origine. C’est une quête fondamentale. « Elle veut revoir Rachel, trouver à nouveau refuge à l’ombre de cette filiation première, la dernière qui lui reste, s’imprégner lentement du rayonnement puissant de ce corps sec. » Peut-être alors trouvera-t-elle enfin la lumière, mais quelle lumière ? Shalev ne le dit pas explicitement. Au lecteur d’y répondre selon sa propre sensibilité, et, pour mieux y réussir peut-être, de reprendre le roman à la première page. Car Stupeur appartient à la rare catégorie des romans qu’on peut relire, qu’on a envie de relire, pour n’en être pas déjà séparé…

Zeruya Shalev, Stupeur. Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz. Éd. Gallimard, collection « Du monde entier ».

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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