Pour l’historien Yuri Slezkine, l’Occident post-totalitaire manque de cause à défendre. Affaiblies par la mondialisation et le droit-de-l’hommisme, nos démocraties nationales traumatisées par la Shoah font pâle figure face au dynamisme chinois.
Causeur. Dans votre essai, Le Siècle juif, vous distinguez deux catégories de peuples : les « apolliniens » et les « mercuriens ». À quoi correspond cette distinction ?
Yuri Slezkine. Les sociétés traditionnelles se divisent entre producteurs de nourriture et fournisseurs de services. J’appelle les premiers apolliniens, car ils sont chasseurs, bergers ou paysans, autant de métiers associés à la figure du dieu Apollon. Quant aux mercuriens, à l’image du dieu du commerce Mercure qui se joue des frontières avec ses sandales ailées, ils ne se nourrissent pas eux-mêmes, mais remplissent des tâches traditionnellement perçues comme trop dangereuses ou impures par les populations apolliniennes qui les environnent. Ils sont soit recrutés en tant qu’étrangers pour accomplir ces missions, soit deviennent étrangers en les accomplissant.
À quelles tâches pensez-vous ?
Tout ce qui est étranger au monde familier : communiquer avec des mots différents – souvent magiques –, s’aventurer vers des terres et des tribus différentes, soigner les corps, fabriquer certains objets, travailler le feu et les métaux, manipuler de l’argent… Dans certaines sociétés, ce travail est assuré par des experts, issus de groupes ethniques particuliers – Juifs, Chinois en Asie du Sud-Est et en Amérique, Indiens installés en Afrique de l’Est, Libanais d’Afrique de l’Ouest et d’Amérique latine, gens du voyage, etc.
Tous ces mercuriens perpétuent un lien dans le temps avec leurs ancêtres, alors que les apolliniens s’enracinent davantage dans l’espace. Fussent-ils sédentarisés au même endroit depuis longtemps, les mercuriens restent des exilés, car ils se sentent étrangers à leur environnement. Apolliniens et mercuriens se considèrent respectivement comme fixes et enracinés pour les uns, changeants, temporaires et nomades pour les autres. Ces différences font qu’ils se méfient et se méprisent les uns les autres. La plupart des agriculteurs jugeant par exemple immoral de manipuler de l’argent, cette tâche devient le fait des mercuriens.
… notamment des Juifs, ce qui est à l’origine de tenaces préjugés antisémites. Pourquoi les Juifs de la diaspora incarnent-ils les parfaits mercuriens ?
Si les Juifs sont remarquables, c’est par leur longue expérience des tâches mercuriennes en Europe, le continent qui dominait le monde et a inventé la modernité. Les Juifs maîtrisaient en effet les tâches centrales de la vie moderne, que sont l’interprétation des textes et le financement de l’entrepreneuriat. C’est fondamental dans le monde actuel, aussi bien dans l’éducation supérieure, l’entreprise, la science, le journalisme, le droit, la médecine. Par conséquent, au xxe siècle, pour beaucoup de sociétés apolliniennes, devenir moderne signifiait à maints égards devenir juif : plus mobile, plus urbain, intellectuellement plus souple. Quand ce processus a été enclenché en Europe, les Juifs ont perdu leur niche mercurienne et sont devenus encore plus étrangers qu’auparavant.
Le XXe siècle est celui des totalitarismes, communiste et nazi, et de l’Europe saignée par la Shoah. N’est-ce pas incongru de le qualifier de « siècle juif » ?
Je parle de « siècle juif » d’abord parce que le xxe siècle a été à la fois celui d’un succès juif frappant et celui d’une catastrophe juive unique. En second lieu, parce que la plupart des nations européennes sont devenues plus « juives », au sens que j’ai déjà donné. Troisièmement, parce que ces mêmes nations européennes sont devenues plus nationalistes – au sens de l’Ancien Testament. Chaque terre est devenue promise, chaque peuple élu, chaque langue nationale adamique, chaque capitale Jérusalem.
Ce mimétisme a-t-il conduit les États-nations européens en gestation à absorber ou exclure leurs habitants juifs ?
Au tournant des xixe et xxe siècles, la plupart des États européens ont eu des difficultés avec leurs populations juives. Réciproquement, la population juive avait également des difficultés avec son nouvel environnement. Ayant perdu la fonction particulière qu’ils occupaient dans l’Europe traditionnelle, les Juifs n’appartenaient pas vraiment aux États nouvellement nationalisés sur une base ethnique. Il en est allé différemment en France et aux États-Unis, car ces deux pays mettaient l’accent sur la nature civique de leur État. Mais dans des pays comme la Hongrie ou l’Allemagne et ailleurs en Europe de l’Est, là où ils constituaient la majorité de la classe moyenne et une part substantielle de l’élite intellectuelle, le conflit entre les Juifs et l’État a été particulièrement flagrant.
Au point d’atteindre le sommet de l’horreur durant la Seconde Guerre mondiale lorsque l’Allemagne nazie a exterminé une grande partie des Juifs d’Europe. Quelles ont été les conséquences de la Shoah sur l’exode juif du xxe siècle ?
La tragédie de l’Holocauste a bouleversé l’équilibre entre les trois grandes migrations qui représentaient pour les Juifs trois options géographiques et idéologiques modernes : l’émigration vers la Palestine pour bâtir une nation apollinienne comme les autres (Israël), l’émigration vers l’Amérique pour vivre dans le monde du libéralisme non ethnique et l’émigration souvent oubliée de l’ancienne zone de résidence juive de l’ex-Empire russe vers les villes de l’Union soviétique. Après l’Holocauste, l’option sioniste a bondi – à New York et Moscou, aussi bien qu’à Tel-Aviv.
De 1917 aux années 1930, l’URSS a fait profession de philosémitisme avant de se retourner contre ses Juifs. Comment l’expliquez-vous ?
À l’intérieur de l’Empire russe, les Juifs étaient très fortement représentés dans le mouvement socialiste comme ils l’étaient au sein des mouvances libérales et révolutionnaires européennes ou américaines. En 1917, il y avait proportionnellement plus de communistes parmi les Juifs qu’à l’intérieur de tout autre groupe ethnique ou religieux en Russie. Après la révolution, le succès des Juifs dans les professions urbaines modernes, y compris parmi les hiérarques du Parti, a été d’autant plus fort que les traditionnelles élites industrielles, commerçantes ou terriennes avaient été pratiquement anéanties.
Puis, dès les années 1930, sous Staline, la relation spéciale entre le régime soviétique et les Juifs russes a commencé à se détériorer, car la nature même de l’URSS avait changé. Par rapport à ses premières années, l’URSS n’était en effet plus du tout vue comme un État prolétarien internationaliste, mais comme l’héritier légitime de l’Empire russe. Ce changement de représentation, de la classe à l’empire, voire à la nation russe, a fait entrer l’URSS en conflit avec les Juifs, parce que ces derniers occupaient ostensiblement des positions d’influence dans l’État soviétique. Ce divorce a été aggravé par l’émergence d’Israël, allié au bloc occidental, entraînant des migrations juives de masse vers l’État hébreu et l’Amérique à partir des années 1960-1970.
Justement, le projet sioniste a rompu avec des siècles d’éparpillement diasporique. À vous lire, l’État juif serait un îlot apollinien dans une époque mercurienne. Autrement dit, tout le monde est devenu juif et mercurien… sauf l’État juif ! Que répondez-vous à Alain Finkielkraut qui vous reproche de blâmer Israël en tant qu’exception dans un monde postnational ?
Je ne blâme personne ! (rires) Si je considère Israël comme une exception, ce n’est pas parce que l’État juif a réussi à transformer des mercuriens en une nation apollinienne. Ce qui fait des Israéliens une exception, c’est qu’ils ont été autorisés à mener une politique que les standards du monde occidental considèrent désormais comme inacceptable. Cette politique est celle de l’exclusivité ethnique et tribale : Israël se définit comme un État juif d’une façon que ni la Suède ni l’Allemagne ne pourraient aujourd’hui assumer en disant appartenir aux Suédois ou aux Allemands ethniques.
Pour le dire clairement, pensez-vous que les Israéliens bénéficient d’une sorte de blanc-seing moral dû aux millions de morts de la Shoah ?
Oui, même si cette exception n’est plus aussi forte qu’elle l’était. Après la Seconde Guerre mondiale, le monde occidental a considéré l’Holocauste comme le plus grand crime jamais commis dans l’histoire mondiale. Cet universel moral de l’Occident a fourni à Israël une sorte de droit d’exception.
On pourrait vous objecter que la Turquie pratique une politique expansionniste, de Chypre à la Libye en passant par la Syrie, sans rencontrer aucune adversité. Et pourtant, les Turcs n’ont subi aucun génocide, bien au contraire…
Je ne perçois aucune admiration particulière pour la Turquie dans les grands médias occidentaux ! En revanche, jusqu’à une date assez récente, Israël était présenté comme un État vertueux. Même si Erdogan a été récemment autorisé à mener certaines actions géopolitiques et militaires, ces politiques ne sont pas considérées comme moralement justifiées.
Les critiques d’Israël sont plutôt virulents. Pour beaucoup de gens, sionisme = racisme, certains osent même sionisme = nazisme… On est plus indulgent avec la Chine qu’avec l’État juif.
Comme je vous l’ai dit, Israël n’est plus invulnérable et les critiques se multiplient, mais le nom même que vous utilisez, l’État juif, est une exception par rapport aux normes américaines et européennes.
Ces normes ne sont pas uniformes. En France, la plupart des militants antimondialisation voient dans le libéralisme une force ennemie de la souveraineté des nations. Leur donnez-vous raison ?
Historiquement, le libéralisme est au contraire intimement lié à l’idée de nation. Ainsi, le livre d’Adam Smith, souvent considéré comme la clé de voûte du libéralisme économique, s’appelle Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Smith y parle de marché national et de droits individuels, des concepts associés au libéralisme et liés à l’État-nation qui les protège et les définit. Ceci dit, je n’ai aucun doute sur le fait que la mondialisation ancrée dans le libéralisme occidental dépasse et défie l’autonomie, la souveraineté et les traditions des États. Dans ce contexte, la plupart des pays occidentaux voient monter le scepticisme à l’égard de leurs institutions, de leurs mythes et de leurs héros. Ce phénomène se traduit aussi par les progrès de l’iconoclasme aux États-Unis.
Ces derniers mois, la crise du coronavirus a bouleversé le regard sur la mondialisation. Même des apôtres convaincus de la mondialisation, comme Emmanuel Macron, critiquent le libre-échange et défendent la souveraineté nationale. Notre monde mercurien est-il en train de s’apolliniser ?
C’est juste. Au fond, la mondialisation défie la démocratie, car cette dernière suppose l’existence d’un demos, c’est-à-dire d’une communauté politique – ethnique ou non – qui s’autodéfinit, s’autoadministre et s’autogouverne. Or, un monde global semble ne pas laisser suffisamment d’espace aux États dont chacun aspire à un destin, une identité, une monnaie et un paysage singuliers. On peut donc comprendre que les hommes politiques tentent de répondre aux demandes de certaines franges de leur électorat.
En somme, le populisme exprime une demande de démocratie plus qu’il ne la menace ?
Si certains mouvements défenseurs d’un État et d’une communauté traditionnels ne sont pas de nature ni d’aspiration démocratiques, la plupart du temps, on peut en dire autant des globalistes ! Les citoyens sont mus par des préoccupations différentes, mais interconnectées – l’économie, la peur du chômage et de l’avenir, l’état de la culture de la société dans laquelle ils vivent… La résolution de tous ces problèmes exige de définir la communauté politique, autrement dit le principe même de peuple. Si le peuple est constitué de l’humanité entière, cela implique qu’il faut former un gouvernement mondial. Or, pour beaucoup de gens, cette idée relève de la contre-utopie.
L’Occident souffrirait d’un désarroi civilisationnel, sinon d’un vide culturel, qui le rendrait vulnérable ?
Ce n’est pas un vide complet. Il existe une entité géopolitique appelée Occident qui après avoir incarné une conception particulière de la chrétienté, a porté une mission civilisatrice, puis a représenté le monde libre par opposition à l’URSS. Aujourd’hui, l’Occident ne produit plus de mot apte à le représenter. Reste une alliance militaire (l’OTAN) qui peine à définir son objet. Dernièrement, l’Occident s’est défini comme le promoteur de la démocratie et des droits de l’homme. Mais l’idéologie des droits de l’homme étant dans son principe même globale et non étatique, l’Occident ne peut prétendre se l’arroger de manière très convaincante. La comparaison avec la Chine est cruelle : voici une civilisation qui semble sûre d’elle-même et structurée autour de certains concepts et textes fondateurs qui restent incontournables.
Certes, le confucianisme peut servir de supplément d’âme à la dictature chinoise, mais revenons aux démocraties occidentales. Parti des États-Unis, le mouvement Black Lives Matter semble s’engouffrer dans la béance identitaire de l’Occident. Sa rhétorique victimaire vise-t-elle à faire des Noirs les nouveaux Juifs ?
Absolument. Ce mouvement entend créer une nouvelle catégorie de victimes en divisant le monde en deux catégories raciales : les Blancs et tous les autres. Ériger une race ou un certain type de population en victime universelle constitue une évolution considérable dans le paysage moral du monde occidental, car cela remet en cause la place qu’y occupaient les Juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Que ses participants en soient ou non conscients, Black Lives Matter défie donc l’idéologie victimaire juive.
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