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Soldats inconnus


Photo : The US Army

Vers 18 heures, quand le soleil descend sur les montagnes, le trafic sur Jalalabad Road, en direction de Kaboul, se densifie. Les voitures civiles et militaires, les 4×4 blindés des contractors et les charrettes des éboueurs avancent au pas. Soudain, les silhouettes sombres et lourdes des hélicoptères de l’armée américaine se détachent sur le ciel, en silence, évoquant Apocalypse Now. Magnifique et triste. « Autrefois, les gars qui rêvaient d’une vie aventureuse s’engageaient à la Légion étrangère. Aujourd’hui, ils choisissent d’être contractors », me confie R., un ancien des Forces spéciales britanniques qui, depuis la deuxième guerre en Irak, travaille pour ce qu’on appelle pudiquement une « société militaire privée ». Mais R. se trompe. La guerre n’est plus une aventure, que ce soit pour les soldats de fortune ou pour leurs collègues et « concurrents » portant l’uniforme d’une armée régulière. Elle fait partie d’un plan de carrière – une carrière à risque, mais c’est une autre affaire… [access capability= »lire_inedits »]On a peu de chances aujourd’hui de rencontrer des personnages aussi baroques que le lieutenant-colonel Kilgore, de Coppola, fleurant dans le napalm « l’odeur de la victoire ». Des mesures de sécurité draconiennes et la sacro-sainte doctrine de la contre-insurrection, chère à l’ex-chef des troupes de l’OTAN en Afghanistan, David Petraeus, ont dompté les tempéraments les plus excentriques.

« La mort de dix paras en 2008 a été causée par une erreur de commandement »

Reste que des soldats meurent en Afghanistan. Et contrairement à ce que serinent quelques politiciens en campagne, ils ne meurent pas pour rien. Cela ne veut pas dire qu’ils meurent pour quelque chose. En tout cas, certainement pas pour les raisons officielles de la présence française sur le sol afghan : conforter le régime du président Karzai, sécuriser les districts susceptibles de faire l’objet d’attaques des insurgés et favoriser la poursuite du processus de négociations avec les talibans « modérés ». Les soldats meurent tout simplement parce que, comme l’a justement dit François Fillon le 14 juillet, « le métier des armes est le seul métier où l’on sait, quand on le choisit, qu’on va peut-être donner la mort ou la trouver ». Une évidence, pour ne pas dire un truisme, qui passe pourtant mal, dans l’opinion mais aussi parmi nos soldats : « On ne vit pas la même guerre quand on a le cul dans un fauteuil dans un bureau climatisé de l’état-major et quand on sue à grosses gouttes dans un VAB », remarque le sergent T., arrivé en Afghanistan en avril. Son chef de section renchérit: « Le problème, c’est qu’ici, pas mal d’officiers ne commandent qu’avec les galons. Et cela ne fait aucun doute, c’est une erreur de commandement qui a été la première cause de la mort de dix paras en 2008. À notre arrivée, nous avons pu visionner, sur l’Intranet du camp, une vidéo de cette action tournée par les talibans. Ils filment tout, même les évacuations en hélico… Les fautes commises par le commandement étaient patentes. Depuis peu, la vidéo a disparu du circuit.» Une décision compréhensible car le moral des troupes diminue quand augmente le nombre d’hommes morts au combat. Et il augmente à une vitesse effrayante. Même si certains vétérans ont connu bien pire.

« L’armée est touchée par le syndrome du syndicalisme »

Depuis le début de l’année, 22 soldats ont trouvé la mort en Afghanistan, portant à 74 victimes le prix payé par la France depuis le début de son engagement. Il n’est donc pas forcément pertinent d’évoquer, comme l’ont fait certains médias, l’attentat contre l’immeuble Drakkar qui avait fait 58 victimes, en 1983, à Beyrouth. « Durant les quatre mois de notre mission dans le cadre de la Force multinationale de sécurité au Liban, nous avons perdu 83 hommes. C’était dur, mais on ne se plaignait pas. Nous faisions notre travail », affirme E., sans trahir la moindre émotion. Ce quadragénaire, aujourd’hui employé par plusieurs entreprises privées, considère les soldats de l’ISAF avec une certaine exaspération : « Nous avons passé les premières nuits à Beyrouth sur la paille, dans des écuries. Des trous creusés dans un jardin faisaient office de toilettes. Les téléphones fonctionnaient, mais nous n’avions droit qu’à un appel de trois minutes pour toute la durée de la mission. Ne parlons pas de restaurants ou de duty free… Nous n’en rêvions même pas. L’armée est touchée par le syndrome du syndicalisme. Bientôt, les gars vont porter plainte et demander des dédommagements pour leurs ampoules aux pieds. De mon temps, les geignards avaient droit à une bonne baffe dans la gueule et ça allait tout de suite mieux. Aujourd’hui, aucun officier n’oserait réagir ainsi.»

Les « conditions de travail » des soldats participant aux « opérations extérieures » de l’armée française (OPEX) ont changé, leurs motivations aussi. Confortablement installé au foyer de l’un des camps situés à proximité de Kaboul, le sergent-chef W. recense les plus importantes : le salaire, la médaille et le baptême du feu. Participer à une OPEX c’est doubler sa solde – celle du sergent-chef W. passe d’environ 1500 euros à 3000 euros par mois. Sans compter les extras, faciles à réaliser pour ceux qui peuvent accéder aux boutiques détaxées des bases opérationnelles. La file d’attente qui se forme chaque matin devant le bureau de poste du camp montre que les cartouches de cigarettes, achetées en quantité industrielle et à un prix dérisoire, ne sont pas destinées exclusivement à la consommation personnelle de nos soldats. Revendues en France au triple ou quadruple de leur prix d’achat, elles permettent à certains, comme la caporale M., de doubler sa solde. Pour les cigarettes, ces petits arrangements – qui sont un secret de Polichinelle – sont tolérés. Qui s’en scandaliserait ?

Cela dit, on ne risque pas sa peau pour de l’argent, en tout cas pas pour des sommes aussi dérisoires. Restent la médaille, qu’on a des chances de recevoir au moment où on ne pourra plus avoir la fierté de la porter, et le baptême du feu, réservé à une élite restreinte quand une grande partie des soldats en mission doit se contenter d’activités nettement moins excitantes. « Cela fait des années que je répare des véhicules militaires, avoue le sergent L.. Je ne sous-estime aucunement l’utilité et l’importance de ce travail, car la sécurité d’un tas de mecs en dépend. Mais, que je sois en France ou en Afghanistan, j’accomplis exactement les mêmes tâches routinières, je cours le même risque, qui est quasiment nul. Et c’est tant mieux. » E., le vétéran du Liban, se souvient de l’excitation de ses 18 ans qui, il y a près de trente ans, le conduisit à s’engager : « Je voulais vivre en vrai ce que je voyais chaque jour à la télé. Cela ne veut pas dire que je voulais mourir ! Mon père, lui, était parti en Algérie avec en tête l’idée de mourir pour la France. Il y avait quelque chose de romantique. Moi, j’ai juste voulu faire l’expérience de la guerre. »

Meurt-on pour son pays ? Pour des idées ? Ne nous racontons pas d’histoires : si ceux qui choisissent le « beau métier de soldat », selon l’expression du Président de la République, méritent reconnaissance et respect, les jeunes recrues sont les enfants de leur époque. On ne voit pas pourquoi les pioupious seraient animés par l’esprit de sacrifice quand leurs concitoyens refusent le risque au point de demander à l’État de les prémunir contre lui et que l’épanouissement individuel semble être devenu la seule cause qui mérite que l’on se batte pour elle. De ce point de vue, l’armée est toujours la fille du peuple – sans doute la plus sérieuse et peut-être la préférée de la famille, même si certains, comme Madame Joly, aimeraient qu’elle se fasse oublier.

« Les gars font des erreurs parce qu’ils n’ont plus de résistance »

C’est que l’institution militaire demeure tout de même le dernier bastion de valeurs qui n’ont plus cours ailleurs. Bardé de décorations, l’adjudant-chef J.-P., 52 ans, qui bénéficie auprès de ses hommes et de ses supérieurs d’une sulfureuse réputation de baroudeur, se prépare à fêter son prochain retour en France après une mission de six mois. Planté, droit comme un piquet, devant un restaurant dont la fréquentation a été déconseillée par les services vétérinaires du camp pour cause de manquement aux exigences sanitaires, l’adjudant-chef n’est pas du genre à se laisser intimider par quelques bactéries : « J’aime venir ici. C’est l’unique endroit dans ce fichu camp où je peux manger de la viande telle que je l’aime, presque crue. Tout est devenu trop aseptisé dans le monde, partout. Les gars commettent de plus en plus d’erreurs sur le terrain parce qu’ils n’ont pas de résistance. Moi, même en hiver je porte la même tenue qu’aujourd’hui, avec juste un T-shirt en dessous. Quatre heures de sommeil par nuit et une heure de sport chaque matin. Le secret de ma force : la discipline ! ». Avant de regagner sa ville au bord de la Méditerranée, l’adjudant-chef J.-P. devra, comme tous les soldats passés par l’Afghanistan, séjourner quelque temps à Chypre pour y suivre un stage de réadaptation à la vie popote. L’atelier de groupe supervisé par un psychologue le met carrément en rogne : « C’est du n’importe quoi ! Ce psychologue ne possède aucune formation particulière alors qu’un militaire a une psychologie spécifique. Pour commencer, un militaire est plus inhibé et plus méfiant que le commun des mortels. Ensuite, il n’aime pas faire partager ses soucis. Enfin, il lui arrive quand même de souffrir plus ou moins régulièrement, donc il a l’habitude. Perte de temps et d’argent que tout ce cirque… »

La formation de six mois dispensée aux soldats avant leur départ suscite des jugements plus divers. « Cette préparation a été très instructive, même si je m’aperçois maintenant que la mission est bien moins difficile et merdique que ce qu’on voulait nous faire croire. Mais, du coup, le contact avec le terrain a été une bonne surprise », reconnaît le sergent T. À l’opposé, le caporal-chef D. estime que l’instruction reçue ne prépare nullement à la réalité d’une mission en zone hostile : « Il est impossible de reconstituer les conditions d’une patrouille dans la Kapisa sur un polygone en France. Le stress et l’adrénaline n’agissent pas de la même manière ici et là-bas. On a beau s’entraîner en France, ici, nous sommes chez les talibans, pas chez nous. Nous serons toujours pris au dépourvu. »

« On se fait buter alors qu’on n’est pas en guerre ! »

La mort de cinq soldats, le 13 juillet, au cours d’une attaque-suicide à Joybar, dans la province de la Kapisa, a évidemment été un choc pour l’ensemble du contingent français. Le sergent T., qui a appris la nouvelle par la radio, alors que son convoi faisait route vers la base avancée de Tagab, ne cache pas son appréhension quant à la poursuite de la mission : « Les talibans ont interprété la décision de retrait des troupes de l’OTAN comme une marque de faiblesse de notre part. De plus en plus hargneux, ils ne pensent qu’à nous faire fuir plus rapidement pour récupérer notre matériel. De plus, il est difficile de comprendre les sentiments de la population. » Les militaires tués étaient chargés d’assurer la sécurité de la choura – assemblée locale – qui se tenait dans le village. « Or, poursuit T., une bonne partie des participants a quitté les lieux juste avant l’explosion, ce qui signifie qu’ils savaient qu’un attentat se préparait. Je m’attends à une suite très difficile. » Pour sa part, le caporal-chef D., révolté, ne mâche pas ses mots pour dénoncer la « mollesse du commandement » : « Les gars basés sur les postes avancés en ont marre de servir de chair à canon. On se fait buter alors qu’on n’est pas en guerre ! Enfin, si les Afghans ne savent pas ce qu’ils veulent et nous prennent pour des cons alors qu’on est ici en mission humanitaire, autant dépêcher des équipes de nettoyage ! Je connais des légionnaires qui seraient heureux d’en découdre. Le problème, c’est qu’on ne sait pas ce qu’on fout ici. »

À l’évidence, nombre de soldats ne comprennent pas les objectifs de leur présence en Afghanistan, ce qui révèle au minimum un grave problème de communication dans la chaîne de commandement. « Personne ne nous informe des buts à long terme de notre mission, pas plus que des actions menées par ceux qui nous ont précédés, résume le sergent-chef W. Nous recevons des ordres confus auxquels nous devons obéir sans les comprendre. Cela démotive les hommes. » E., l’ancien du Liban, s’agace de ces récriminations : « Et alors, rétorque-t-il, nous ne comprenions pas non plus ce qu’on foutait au Liban. On faisait notre boulot du mieux possible, on déconnait, on apprenait le sens de la fraternité et puis basta ! Le reste, c’est une affaire de politiciens. » C’est oublier qu’à l’époque, la guerre était une encore une aventure − abjecte ou respectable, peu importe. Et un oubli de soi.[/access]

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Septembre 2011 . N°39

Article extrait du Magazine Causeur



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Paulina Dalmayer est journaliste et travaille dans l'édition.

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