Comment la séduction est devenue un marché


Comment la séduction est devenue un marché

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Fini, l’époque d’Une ravissante idiote, du Repos du guerrier, de « Sois belle et tais-toi ». Voici venu le temps des sapiosexuels. De « sapiens » comme l’homo du même nom. Celles et ceux qui aiment avant tout les cerveaux. Celles et ceux que les neurones séduisent prioritairement, avant de regarder la courbe des fesses.
Bonnetdane, jamais en retard d’un sacrifice, a lu pour vous Le Figaro Madame. Mylène Bertaux y expliquait il y a peu que certains sites de rencontres (OkCupid, que je ne connaissais pas, j’avoue — je ne dois pas avoir le temps de faire des rencontres) ont créé une rubrique « sapiosexuel », « case à cocher à part entière dans les critères de sélection, à côté de « pansexuel » (?) et « homoflexible » (? again). »

Et c’est dans ces dénominations barbares qu’est réellement la nouveauté (parce que franchement, qui pourrait revendiquer son amour des cruches ?). Comme dit la journaliste : « Si l’attirance pour l’intelligence existe depuis toujours, elle se voit soudain nommée et exaltée par l’hyper segmentation de la sexualité. »
Il y a là de quoi s’inquiéter. Un individu normal ne fragmente pas sa sexualité en tranches fines. Homo / Hétéro / Bi, déjà, et ça suffit. Toute segmentation supplémentaire devient une plongée dans des spécialisations qui n’ont rien à voir avec l’érotisme — et tout avec la pornographie, qui dans ses « catégories » sait fort bien classer DP, BBW, BBC, BDSM, et que sais-je. Avec cette catégorisation, on devient un Ouvrier Spécialisé du sexe. Chaque spécialité renvoie à un organe, ou une position. De l’amour, pas de nouvelles. Du cerveau, pas davantage.
Ce qui est passé aux pertes et profits, dans cette segmentation, c’est le langage, et la séduction. Tout l’héritage de l’amour courtois comme du libertinage. En fait, tout l’héritage. La segmentation moderne fait table rase de quelques millénaires d’apprentissage de l’Autre.

Je ne suis pas « sapiosexuel » — pas plus que je n’afficherais de préférence pour les blondes (« plus chaudes que les brunes — voir Brunes », écrit Flaubert) ou les cougars — ou je ne sais quel segment mis à l’étalage dans les rayons du supermarché sexuel. J’aime, nous aimons des personnes entières, avec leurs qualités (variables) et leurs défauts (idem). Se servir dans un rayon pré-segmenté, c’est choisir de n’avoir aucune surprise. Un produit industriel, toujours le même. Qualité assurée, vite consommé — et il ne reste plus qu’à refaire ses courses.
Au début de Roméo et Juliette, le héros est passé faire ses courses, et il a choisi Rosaline, un produit de qualité. Puis à l’occasion du fameux bal chez les Capulet, il rencontre Juliette — et c’est autre chose. J’imagine de même qu’Abélard avait d’autres élèves qu’Héloïse — mais voilà, Héloïse, c’était autre chose (et leur correspondance en atteste, le malheureux Abélard n’est devenu « sapiosexuel » qu’à son corps défendant, si je puis dire). C’était une personne qui ne ressemblait à personne. L’Autre.
Je ne sais pas quelles sont vos histoires d’amour préférées — non, pas dans la vie réelle, mais dans la fiction. J’aime particulièrement un roman de Graham Greene, The end of the affair (1951), porté deux fois à l’écran, avec Deborah Kerr en 1955, et avec Julianne Moore il y a déjà quinze ou seize ans, avec une musique épouvantablement ravissante de Michael Nyman.

Il ne serait pas venu à l’idée du héros-romancier de se qualifier de « sapiosexuel » ou d’afficher par voie de petites annonces une préférence pour les MILF mariées et vaguement rousses (« Plus chaudes que les blondes ou les brunes » — Flaubert again). Il aime (et il hait — ce sont les premiers mots du roman, « This is a diary of hate ») une personne entière — qui l’aime en retour d’une façon absolue, et mystique finalement. En vérité je vous le dis, moi, la fin de ce film, je ne peux pas. Qu’aurait-il coché comme case dans un site de rencontres ? « Romancier cherche femme mariée catholique avec aspirations à la sainteté… » ? On imagine le ridicule de la situation.
Pensez à celle ou celui que vous aimez le mieux — ce qui ne signifie pas que vous l’aimez bien, ça, c’est encore une autre paire de manches. Pensez à la petite annonce improbable qui vous aurait amené(e) à elle ou à lui.

Mais pendant ce temps, ce monde moderne segmente le marché de l’amour, et de ce qui est au fond à chaque fois une expérience inédite et singulière, fait un produit semi-industriel.
Je me sens de moins en moins moderne.

*Image : wikicommons.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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