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Robert Badinter: respect ou idolâtrie?

Le très regretté garde des Sceaux a été longtemps détesté politiquement, il n'est pas irrespectueux de le rappeler, observe Philippe Bilger


Robert Badinter: respect ou idolâtrie?
Place Vendôme, Paris, 14 février 2024 © Eliot Blondet-POOL/SIPA

Il arrive de plus en plus souvent qu’à la tragédie de la mort d’une personnalité illustre et remarquable, s’ajoutent des incompréhensions qui projettent comme une ombre. Ainsi pour Robert Badinter et la volonté de sa famille d’écarter de l’hommage national le RN et LFI. Marine Le Pen a pris acte de cette exclusion et s’est abstenue. LFI s’est fait représenter par deux de ses députés.

L’hommage national rendu au ministère de la Justice a eu beaucoup d’allure et sa dignité a été exemplaire. La panthéonisation de Robert Badinter a été annoncée et, selon mon mauvais esprit habituel, j’ai immédiatement songé à tous les citoyens qui ne l’auraient pas souhaitée pour lui. Même si, évidemment, avec la propension de notre président à multiplier cette suprême consécration républicaine, on ne pouvait pas soutenir qu’il ne la méritait pas par rapport à d’autres. Si je n’approuve pas Jean-Luc Mélenchon dénonçant le fait qu’un hommage national, par principe, ne doit exclure personne – chaque famille de disparu est libre de ses choix – et il est décent d’en prendre acte sans les transgresser, il n’en demeure pas moins que la splendide et austère ordonnance de la cérémonie de deuil en l’honneur de RB autorise quelques interrogations, sans irrévérence.

Belles phrases

D’abord celle au sujet du verbe présidentiel, que l’allocution ait été rédigée par une « plume », comme c’est certain, et qu’elle ait été revue et relue par Emmanuel Macron lui-même, comme c’est sûr. On ne peut nier qu’elle a été de qualité, avec de la pompe, de l’ornement, avec des bonheurs d’expression tellement recherchés qu’ils en devenaient proches de l’enflure à force de lyrisme surjoué sur la mort, la guillotine, les camps… C’est la principale faiblesse des discours présidentiels, dans ces moments forts, dramatiques où le regret, l’admiration et les leçons pour le futur viennent se poser sur des vies brisées. En ne se méfiant pas assez de la surenchère dans le culte des belles phrases dont se délecte celui qui les prononce, avec pourtant une authentique tristesse. Je me suis toujours gardé en cour d’assises d’une forme d’émotion pléonastique, d’intensité redondante par rapport à l’extrémité tellement explosive, suffisante à elle seule, du réel criminel dont il était question. Malgré le caractère incomparable de cette pratique et la noblesse de cet hommage national, ma critique me semble cependant justifiée, du moins acceptable.

Au-delà de cette gêne, j’avoue être en général mal à l’aise face à ces étouffements funèbres qui à force d’hyperboles ne sont pas loin de faire perdre au mort ce qu’il avait eu de formidablement vivant – sa grandeur, sa richesse, ses pulsions, ses colères, ses contradictions et son humanité précisément, toute de lumières incontestables et de quelques ombres inéluctables.

Je mesure bien les contraintes d’un hommage de cette sorte mais je ne suis pas persuadé qu’embaumer Robert Badinter par le verbe lui rende justice et qu’une approche moins confite mais évidemment fidèle, digne et respectueuse ne l’aurait pas rendu plus plausible, au-delà de ses très proches accablés par le chagrin, en tout cas pour l’immense cercle de tous ceux qui ont pu le connaître, avec ses divers visages et manières d »exister, au cours de l’accomplissement de ses nombreuses missions.

Il y avait un Robert Badinter pour sa famille, pour la famille politique de gauche, pour les progressistes qui n’en revenaient pas de voir exprimer avec tant de force une philosophie de faiblesse et des principes de désarmement social, pour les humanistes de tous bords qui approuvaient l’abolition de la peine de mort, si largement préparée par un François Mitterrand longtemps partisan des hautes œuvres mortelles puis revenu courageusement à résipiscence…

D’ailleurs il faut bien considérer que la suppression de la peine de mort – pour des raisons que j’ai déjà expliquées, je ne l’aurais jamais requise, même si un dossier m’en avait imposé l’éventualité – ne relève pas de la politique ni de la politique pénale mais d’une conception de la transcendance, d’un humanisme à tout prix, et de la vie en société, de sorte qu’on peut célébrer Robert Badinter sur ce plan. Sans pour cela stigmatiser les adversaires de l’abolition qui subissent une double peine: les élites les méprisent et ils n’ont jamais pu donner leur avis !

Mansuétude pénale

En revanche, on aura le droit de lui reprocher d’avoir mis en place, avec une ou deux avancées, à coups de suppressions et d’adoucissements dangereux, les bases d’une mansuétude pénale désastreuse dont les effets délétères sont encore en cours dans certains programmes et idéologies et qui pourrait se résumer par : la société est plus coupable que le criminel ou le délinquant, d’ailleurs surgis de ses flancs. Il n’y a pas loin du Badinter compassionnel au Macron alternatif… Lorsque le respect tourne à l’idolâtrie, on élimine la multitude qui n’était pas séduite par le parcours exceptionnel d’un Robert Badinter, soit parce qu’elle le connaissait très mal, soit parce qu’elle ne l’appréhendait qu’au travers du prisme de l’avocat plus acharné à combattre le risque de mort qu’encouraient ses clients qu’indigné par les crimes de ceux-ci, soit, enfin, parce qu’elle était rétive à l’ambiguïté de cette personnalité, ayant été à la fois sénateur socialiste et étiquetée sublime conscience de gauche (qui en manquait, il est vrai).

Ces réserves pèsent peu et ne réclament que le droit à leur expression, dans le respect que Robert Badinter – dont le destin fut à la fois tragique, un miracle d’intelligence et de réussite, une consécration officielle, un exemple pour la lucidité juridique et le droit international, l’énergie et l’obstination d’un militant pour une social-démocratie paisible et civilisée, en résumé un être superbement brillant et profondément humain – inspire évidemment à beaucoup. Quels que soient les controverses et les dissentiments. On accepte l’immensité des éloges si on ne nous prive pas de quelques piécettes de dénonciation. L’idolâtrie le statufie. Alors qu’il va bouger longtemps dans l’esprit et le cœur de ceux qui l’aiment, l’admirent ou le discutent. Dans tous les cas il sera vivant pour toujours.



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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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