Quand j’étais propal


Quand j’étais propal

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Spectateur impuissant de la tragédie israélo-palestinienne, je ne sais pas où donner de la tête lorsqu’on me somme de prendre parti. Pro-palestiniens pavloviens et soutiens inconditionnels d’Israël me fatiguent, car j’aime la nuance, la dialectique et la pensée contre soi. Un militant palestinien devrait pouvoir débattre avec un likoudnik[1. Je ne fais bien évidemment pas référence au débat Brauman/Finkielkraut qui figure dans ces pages. On aimerait en effet que le Likoud se prononce aussi clairement qu’Alain Finkielkraut contre la colonisation des territoires et pour la création d’un État palestinien.] selon mes critères d’ouverture, qui ne font – hélas ! – pas l’unanimité, mais, heureusement, prévalent à Causeur. Avant de travailler pour un magazine « sioniste » dirigé par Gil Mihaely, ancien officier de l’armée israélienne, j’ai traversé plusieurs phases durant mes vingt-sept années d’existence. Voilà comment.

Aujourd’hui que je me sens las et recru de ce conflit qui éclipse tous les autres, je me remémore mon vieil ami Jihad. Il y a des gens que rien ne prédispose à passer les contrôles de sécurité. De mes sept ans à mes onze ans, mon meilleur ami se prénommait donc Jihad. Palestino-Tunisien, fils d’un militant de l’OLP resté à Tunis après le retour au bercail d’Arafat, en 1994, mon compagnon de jeux m’a légué une foule de souvenirs d’enfance sur la plage d’Hamilcar. Voisin habitant juste en face de chez moi, il m’offrit son amitié inespérée, dans cette banlieue morne au nom punique nichée entre Sidi Bou Saïd et Carthage, où le lumpen local me faisait payer cher mon statut de demi-héritier de l’ancien colonisateur. Lorsque Jihad évoquait sa famille réfugiée au Liban sud, il n’était question que de caves remplies d’armes, de nostalgie du pays perdu et d’une soif de revanche qui n’était pas cependant un appel à casser du Juif. Dans l’ingénuité de la jeunesse, j’écoutais le récit de ces tranches de vie d’une oreille amicale, compatissant aux malheurs d’un déraciné que la fatalité semblait accabler à chaque raid israélien contre les territoires occupés. L’image d’Épinal – ou de Ramallah – du soldat de Tsahal oppressant l’enfant palestinien me hantait inconsciemment, comme elle paralyse l’esprit de si nombreux analystes et journalistes, enfermés dans un manichéisme hémiplégique. Mais, cela, je ne l’avais pas encore compris. Sans même y réfléchir, par simple projection du malheur de l’autre, j’étais invariablement pro-palestinien jusqu’au début de mon adolescence. On n’est pas dialectique quand on a dix ans.

2000 : Diversion, j’écris ton nom                                          

À l’automne 2000, démarra la Seconde Intifada. Lorsqu’Ariel Sharon marcha sur l’esplanade des Mosquées, deux mois après l’échec des négociations de Camp David entre Barak et Arafat, les Brigades des martyrs d’Al-Aqsa, pilotées par l’Autorité palestinienne, et le Hamas multiplièrent les attentats-suicides contre des civils israéliens. L’engrenage opérations martyres-répression se mit en route, produisant son lot d’images terribles comme la lente agonie du jeune Mohamed al-Dura, que les télévisions du monde entier dirent alors mort sous les balles de Tsahal. Il n’en fallait pas plus pour chauffer à blanc des collégiens en quête d’un prétexte pour faire l’école buissonnière. Dans mon lycée, la répression de l’Intifada amena bon nombre d’élèves à faire grève. En langage moins fleuri, cela s’appelle « sécher les cours ». J’avais beau n’être qu’en classe de quatrième, mon surmoi de bon élève me mit la puce à l’oreille. En tant que jaune suivant consciencieusement les cours, je m’exposais aux représailles verbales des tire-au-flanc, soudainement atteints d’un pro-palestinisme aigu : « Tu ne fais pas grève ? Pro-Sharon ! » Dans ce collège où enfants de la bourgeoisie tunisienne et fils d’expatriés s’entendaient à merveille pour faire le mur, j’ai commencé à penser que la cause palestinienne avait bon dos. À force de porter le fardeau de toutes les lâchetés du monde, les Palestiniens doivent sacrément souffrir des lombaires !

De même que mes anciens condisciples, les potentats arabes essuient allègrement leurs pieds sales sur la souffrance palestinienne. Ainsi, la Tunisie des années 1990 et 2000, qu’un clan présidentiel avait privatisée, ne tolérait d’autres manifestations « spontanées » que les cortèges de soutien au peuple palestinien, où on acceptait même qu’un drapeau israélien brûlât. Muselé par un État policier, le sous-citoyen arabe jouit de son quart d’heure d’indignation antisioniste une fois l’an, encadré comme il se doit par les forces de sécurité. Diversion, j’écris ton nom. Une fois sifflée la fin de la récré cathartique, la grève de mon lycée et les quelques manifs extérieures prirent fin, sans qu’Israéliens et Palestiniens aient avancé d’un pouce sur la route de la paix.

2009 : Gaza sur le chemin de Damas

En quatrième année à Sciences Po, je sillonne la Syrie pendant mes deux semaines de vacances d’hiver, sans doute mû par la nostalgie de mon long stage à Damas, accompli quelques mois auparavant. Dès 2007, à Damas, j’avais visité le camp palestinien de Yarmouk, au sud de la capitale syrienne, où près d’un million d’enfants de réfugiés de 1948 et 1967 forment un petit État dans l’État. Les portraits de cheikh Yassine et de Yasser Arafat décorent les rues de cet immense quartier, en partie administré par les Nations unies, que les tout-puissants services de sécurité syriens peinent à contrôler.

En ce mois de mars 2009, j’erre à travers les rues d’Alep jalonnées de photos d’enfants de Gaza à l’agonie, prises pendant l’opération israélienne Plomb durci (28 décembre 2008-18 janvier 2009). Trois ans plus tard, dans cette même ville, les raids intensifs menés par l’aviation syrienne et les exactions des salafistes feront relativiser à la population locale la présumée cruauté israélienne. Mais c’est une autre histoire. Pour l’heure, personne n’ose encore défier le régime baasiste. Dans les cafés bondés, les damascènes écoutent pieusement le secrétaire général du Hezbollah sermonner Israël et promettre la « libération » prochaine de toute la terre de Palestine. Bien plus qu’un Assad, secrètement conspué par une partie de la population, Hassan Nasrallah est le saint patron, idolâtré des chrétiens comme des musulmans, qui écoutent religieusement chacun de ses discours.

Hamas et Hezbollah étant les deux mamelles de la « résistance » au sionisme, le pilonnage de Gaza a autant indigné le Syrien moyen que la guerre de juillet 2006 au Liban, « victoire divine » célébrée par les posters représentant Assad père et fils aux côtés de Nasrallah qui tapissent toutes les échoppes. Récupération, encore et toujours. « La victoire à la résistance » : en v’là un slogan fédérateur dans un pays qui explosera trois ans plus tard. Du coup, quand je leur dis venir de Paris, les passagers du bus Alep-Hama me disent regretter l’alignement de notre opinion publique sur les positions israéliennes. Pleutre, au lieu de rétorquer que le Hamas avait (déjà) sa part de responsabilité dans la tragédie gazaouie, je leur réponds que des milliers de Français ont défilé contre « l’agression » de Tsahal contre le territoire annexé par le mouvement islamiste. Sur le poste de télé de ma chambre d’hôtel, les experts d’Al-Manar, la chaîne du Hezbollah, analysent le résultat des élections israéliennes, remportées d’une courte tête par le chef du Likoud Benyamin Netanyahou. À cette époque, j’avais été marqué par la lecture du livre-testament de Georges Habache[2. Les révolutionnaires ne meurent jamais. Conversations avec Georges Malbrunot, Georges Habache, Fayard, 2008.] dans lequel le fondateur du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) disait tout son dépit face à l’islamisation de cette cause arabe. Ironie de l’Histoire avec sa grande hache, Habache se désolait de la réécriture islamiste du conflit, regrettant qu’autant de militantes du FPLP se voilent, s’assumait « nationaliste arabe, marxiste, et chrétien », mais publiait en annexe sa lettre de soutien au Hezbollah écrite à l’été 2006. Cherchez l’erreur.

N’ayant aucune dilection pour la violence – attentats-suicides, lancement de roquettes et tutti quanti –, je n’ai jamais adhéré à la rhétorique revancharde. Je n’en ressens pas moins comme une injustice le sort infligé aux Palestiniens, a fortiori aux Gazaouis, sous la férule du Hamas, sans que leur malheur ne me fasse remettre en cause le droit à l’existence d’Israël, hors colonies. Deux légitimités, cela fait beaucoup sur une terre trois fois sainte, grande comme un timbre-poste, que deux peuples se disputent à coups de (re)sentiments. Il se trouve que j’ai parcouru plusieurs fois le petit Golan syrien, jusqu’aux frontières de la zone tampon onusienne, pour savoir ce qu’est le ressentiment ressassé. Ressentiment du passé mâché et remâché comme cette ville fantôme de Quneitra, rétrocédée à la Syrie en 1974, et que les autorités locales ont laissée en l’état, cernée de mines, avec tous ses édifices détruits ou troués par les obus. Le jour de la fête nationale syrienne, les scouts et organisations de jeunesse y défilent religieusement, histoire de défier l’ennemi sioniste. Quarante ans après la guerre du Kippour, Israël est-elle la mère des malheurs syriens ? Le simple rappel des 170 000 morts provoqués par l’insurrection syrienne et sa répression répondent à cette question d’ingénu.

2014 : bis repetita…

Et voilà que ça recommence. Inutile de vous refaire le film : l’enlèvement des enfants israéliens en Cisjordanie, les tirs de roquettes depuis Gaza (dont bien peu atteignent leur cible, grâce à la protection balistique du « dôme de fer »), l’opération israélienne Bordure protectrice, etc. Un mois de bombardements intensifs, un temps conjugués à une opération terrestre, le chaos et la désolation jonchent les rues de Gaza. Dans la procession médiatique qui a accompagné les reportages sur Gaza, j’ai beaucoup entendu parler de riposte « disproportionnée », sans savoir de quoi il retourne. Bien sûr, on ne peut que s’offusquer avec Rony Brauman, Régis Debray et Edgar Morin du prix humain payé par les civils gazaouis. Mais que serait une riposte « proportionnée » ? Israël devrait-il se contenter d’envoyer une roquette dès que le « dôme de fer » détecte un tir du Hamas ? Je n’aimerais pas être à la place d’un appelé israélien, pas plus qu’à celle de Mahmoud Abbas, contraint de composer avec son pire ennemi islamiste, marginalisé par la droite israélienne, spectateur du démantèlement unilatéral des colonies de Gaza (2005), comme de leur extension en Cisjordanie.

J’entends çà et là parler d’autodéfense du Hamas, mais quid des boucliers humains et des écoles que ses miliciens prennent délibérément en otage ? Il est certainement illusoire de vouloir porter l’estocade aux terroristes en détruisant des tunnels d’armes – ainsi que l’a déclaré Netanyahou. Un jour viendra où le Hamas, comme l’OLP hier, devra abandonner sa charte complotiste et antisémite, pour accepter le fait israélien. Sans quoi, s’il poursuit la lutte armée, il pourrait se faire déborder par les cousins palestiniens des salafistes qui sévissent déjà au Levant. En dehors de ces quelques considérations, je n’ai pas encore échafaudé le plan de paix parfait entre les deux États.

Souffrir pour les autres, voilà un sentiment chrétien qui m’est cher. Mais se prendre pour les autres, comme certains semblent le faire, tient au mieux de la tromperie narcissique, au pire de la contrefaçon sentimentale. Je laisse aux histrions à la Jean Genet les grandes déclamations lyriques, qui font d’excellents romans mais de piètres feuilles de route. Le chantage à la compassion, sur l’air du « je suis moralement meilleur que toi », n’a pas fini de m’exaspérer. Tout aussi inepte, la tentation des fans de krav-maga qui prétendent tout régler par les baïonnettes de Tsahal. Ce double rejet risque de m’aliéner les sourds et aveugles des deux camps. Tant pis pour eux.

*Photo : DR. Alep, mars 2009 : « Nom et prénom : Mohamed Al-Bour’i. Nationalité : arabe palestinienne !!!? Chefs d’accusation : a menacé l’entité sioniste, a participé à l’envoi de missiles Qassem, a lancé des opérations-suicides sur Tel-Aviv. Le coupable avait atteint l’âge de… 5 mois. En toute logique, votre sang est du sang tandis que notre sang est de l’eau. En toute logique, vos victimes sont innocentes tandis que les nôtres ne sont que poussière. »

Septembre 2014 #16

Article extrait du Magazine Causeur



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est journaliste.

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