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Pina Bausch, corps portant, corps portés


Pina Bausch, corps portant, corps portés

Depuis trente-cinq ans, notre désert postmoderne, chaque jour plus aride et inhabitable, reçoit chaque année le don immérité d’une pluie de beauté, féconde, luxuriante. Le phénomène s’est encore produit en janvier 2009 à Paris, au Théâtre de la Ville, avec la reprise de Wiesenland, la création de Pina Bausch de l’année 2000 et la présentation de son dernier opus, Sweet Mambo.

Les pièces de théâtre de danse (Tanztheater) de Pina Bausch sont les fleurs tardives de l’art moderne, exubérantes et jeunes, apparues à l’âge postmoderne. La grimace ironique de l’art moderne lancée à la misère postmoderne. Par « art moderne », j’entends avant tout ce que Milan Kundera a nommé « la beauté des rencontres multiples », notion chère aux surréalistes, qui est au cœur de son essai à paraître. Mais le mystère du grand art moderne ne suppose pas seulement la mise en présence surprenante d’éléments extrêmement hétérogènes. Car, le plus souvent, précisément, ces éléments ne se rencontrent pas. Ils se trouvent seulement juxtaposés, arbitrairement et sans beauté, ils ne prennent pas corps, ne donnent pas lieu à une forme, mais seulement à un pur jeu formel, sans intérêt et sans substance. Pourtant, dans les œuvres de Kafka, l’ouvreur inégalable de la beauté moderne, dans celles de Gombrowicz, de Fellini, de Kundera, de Grass, de Roth, de David Lynch et de Pina Bausch, le miracle a lieu : la rencontre a lieu dans une éblouissante beauté. Les éléments les plus hétérogènes et invraisemblables forment soudain une unité organique, concrète, nécessaire, aussi évidente que celle de la nature.

Le grand art moderne ne fuit aucunement la réalité dans le rêve : il y saisit au contraire l’essence du réel, ce qui est plus réel que le réel. La fabrique intérieure du réel. Lorsque Kafka décrit la vie d’un fonctionnaire transformé en cafard, lorsque Philip Roth raconte la transformation d’un homme en sein, lorsque David Lynch fait accoucher d’une grand-mère un arbre dans un lit, ils découvrent minutieusement – et ceci est un fait aussi miraculeux que l’existence des pins parasols – ce qu’il se passerait réellement en un tel cas[1. David Lynch a exprimé cela à sa manière, dans l’interview où il s’enflamme en évoquant la beauté du canard. Le canard est pour lui une invention d’une perfection absolue. Tout son secret réside dans l’œil du canard. S’il avait été placé sur une patte ou perdu au milieu du plumage, l’invention aurait été épatante, mais encore insatisfaisante. Cependant, en plaçant l’œil juste là, tout prend soudain, la beauté de l’ensemble devient évidente, incontestable.].

Seul leur point de départ est peut-être « irréaliste ». Mais tout ce qui s’ensuit est traité avec un réalisme infini, imitant le fourmillement infini de détails justes propre au réel. Ils y mettent la même cohérence, la même nécessité obscure, évidente, le même mystère que le Créateur, lorsque celui-ci prit la liberté de nous faire croire à l’existence des pins parasols. Pina Bausch s’inscrit à mes yeux parmi ces maîtres de l’imagination exacte.

Dans Les pieds de la danseuse, son magnifique texte consacré à la danse, ou plus précisément à sa destruction massive, Philippe Muray voyait en elle l’antithèse absolue du roman. Si l’art du roman est l’art de la prose, du concret, du réel, dont le geste perpétuel est celui de la dés-idéalisation, la danse serait l’enfer de l’idéalisation sans relâche, de l’harmonie, la négation de la Chute et subséquemment une aspiration acharnée vers les airs, vers l’abstraction, la tentation impardonnable du vol. Le regard de romancier de Muray ne pouvait s’intéresser dès lors qu’à une chose : les pieds torturés et difformes de la danseuse concrète, seul élément de réel, et donc de beauté authentique, égaré au milieu de toute cette saloperie éthérée.

Le Tanztheater de Pina Bausch, quant à lui, est farouchement anti-lyrique, dés-idéalisant, il n’ignore rien de la Chute. Ni de la Résurrection. Il n’omet ni la misère, ni la grandeur humaines. Ni le caractère merveilleux du prosaïque. Son thème central, l’amour et le désir, est traité à la fois comme comédie et comme tragédie. Avec une cruauté aimante, Pina Bausch transmue en danses comiques et en beauté les prétentions des hommes comme des femmes à être aimés et désirés, les tralalas narcissiques, rodomontades, abus de pouvoir et petitesses très équitablement partagées entre les deux sexes.

La beauté des rencontres repose sur l’art des contrastes multiples. Contrastes, en premier lieu, entre les moments de musiques et de danses, les moments parlés et les moments de silence ; contrastes entre les scènes de douleur intense et celles d’intense joie ; entre la scène envahie par mille danses et jeux euphoriques, laissant soudain place à un solo déchirant ; contrastes des corps enfin, une grande différence de taille entre deux danseurs donnant lieu à des jeux, des alliances ou des guerres sans merci.

Cependant, l’invention la plus fascinante de Pina Bausch demeure les fameuses « rondes à la Pina Bausch » : ces moments où les danseurs s’arrachent à la temporalité soi-disant « linéaire » pour pénétrer dans une boucle d’éternité, dans « l’éternel retour du même ». Dans la répétition éternelle, dix fois, trente fois, parfois davantage, de la succession absolument identique des mêmes gestes et actes, souvent accomplie par plusieurs danseurs, couples ou trios en divers lieux de la scène.

Ces répétitions, ces rondes me semblent dire la même chose que Chesterton dans La morale des elfes. Guerroyant avec humour contre le préjugé déterministe et fataliste apparu avec les sciences modernes, Chesterton refuse de percevoir les répétitions à l’œuvre dans la nature comme des lois implacables censées établir que rien n’aurait pu être autrement. Ces répétitions lui apparaissent au contraire comme un splendide mystère, un jeu libre, un « excès de vitalité ». Elles lui apparaissent comme beauté.

J’effleurerai, pour finir, un dernier aspect de l’art de Pina Bausch. Une observation attentive du monde m’a conduit à cette conclusion : dans les rues de nos villes, il arrive parfois que des hommes ou des femmes portent des corps d’enfants, mais il n’arrive presque jamais qu’ils portent des corps de femmes ou d’hommes adultes. C’est une différence notable avec le monde de Pina Bausch. Ce manquement me semble être la seule origine plausible de tous nos malheurs.

A un niveau plus profond, il est pourtant certain que l’essentiel de la vie humaine consiste, comme dans les pièces de Pina Bausch, à porter des corps d’hommes et de femmes, des corps sexués, dans ses bras ou sur ses épaules et à être porté dans des bras et sur des épaules de femmes et d’hommes. Si mon souvenir est exact, il ne se passe à peu près rien d’autre. Porter et être porté : voilà ce que désigne proprement la liberté humaine. Si cela ne se passe pas, il ne se passe simplement rien du tout.

La mystique postmoderne, redéfinissant la liberté comme absence absolue de rapport[2. Elément poétique aussi cher à Pina Bausch qu’à son ami Fellini, qui la fit apparaître dans E la nave va.], repose sur l’horreur de tout contact physique, l’horreur de l’évidence tactile – l’horreur du corps, de l’incarnation – et sur le refoulement obstiné de l’évidence que l’existence d’un corps suppose celle d’un autre corps.

Depuis trente ans, il se passe cela, sans cesse, dans les pièces de théâtre de danse de Pina Bausch. Il se passe quelque chose. Des corps d’hommes, de femmes, portent, sont portés par d’autres corps sexués. S’abandonnant, donnant leur confiance, acceptant la possibilité de la chute et de la douleur, pour connaître la joie d’être un corps incarné, pour recevoir du toucher, du porter, de l’aimer, du tact venu d’un autre corps, la sensation de sa présence réelle, et de l’existence du monde, ce curieux sentiment d’être en vie.

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