Un an après Le Consentement de Vanessa Springora, trois ans après le lancement de #Metoo, Camille Kouchner révèle l’inceste dont fut victime son frère jumeau de la part de leur beau-père. Avec #MetooInceste, on célèbre la libération de la parole. Mais vingt ans de débats parlementaires et de changements législatifs montrent que les crimes et délits sexuels sur mineurs sont loin d’avoir fait l’objet d’un déni massif.
C’est peu de dire que la sortie de l’ouvrage de Camille Kouchner a provoqué un séisme. Quelques jours avant, Olivier Duhamel annonçait via Twitter sa démission de ses fonctions de président de la FNSP (Fondation nationale des sciences politiques) et de président du Siècle, association « élitiste » regroupant des dirigeants de tous bords. Faisant l’économie des habituelles dénégations dans ce type de dossier, il s’enfermait au contraire dans un silence en forme d’aveu. Dans le même temps, Le Monde révélait, dans son édition du 11 janvier 2021, que le directeur de Sciences-Po, dont l’UNEF demande la démission, aurait été avisé du soupçon d’inceste dès 2018 par Aurélie Filippetti : ce qu’il réfutait initialement, avant de l’admettre quelques jours plus tard. Cependant qu’Élisabeth Guigou, proche d’Olivier Duhamel, renonçait, tout en affirmant n’avoir jamais rien su, à présider la commission sur l’inceste et les violences sexuelles sur les enfants, et que Marc Guillaume, préfet d’Île-de-France et ex-secrétaire général du gouvernement, annonçait sa démission de tous les conseils d’administration dans lesquels il avait siégé avec Olivier Duhamel… Ajoutons que le samedi 16 janvier, soit quelques jours après la sortie de l’ouvrage, émergeait sur Twitter un nouveau hashtag, #MeTooinceste, recueillant plus de 50.000 tweets en 24 heures.
Ce dévoilement par médias interposés et ces démissions en cascade posaient à nouveau la question de la durée de la prescription en matière de crimes sexuels, puisque les faits dénoncés, s’ils étaient avérés, seraient prescrits en 2021. Interviewé par Yann Barthès dans l’émission « Quotidien », François Hollande, après avoir courageusement rappelé que « la liberté, ce n’est pas de s’en prendre à des enfants », appelait de ses vœux l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs.
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Rappelons que le délai de prescription de l’action publique pour les crimes et délits sexuels sur mineurs a été allongé plusieurs fois ces dernières années, bien souvent sous la pression des associations de victimes. Dès 1998, le législateur prévoyait que dans le souci d’une meilleure protection des victimes, ce délai ne devait commencer à courir qu’à compter de leur majorité (et non de la commission des faits), du moins lorsque le crime ou le délit avait été commis par un ascendant ou par une personne ayant autorité (ce qui est le cas d’un beau-père). La durée de prescription était alors portée à dix ans pour les délits (agression sexuelle par exemple), puis, en 2004, à vingt ans pour les crimes (le viol est un crime). Vingt ans à compter de la majorité, soit 38 ans au maximum lorsque la présumée victime porte plainte. C’est en 2018 qu’une dernière évolution législative, après avoir écarté la demande d’imprescriptibilité[tooltips content= »L’inénarrable Muriel Salmona, psychiatre, avait remis à Marlène Schiappa, qui préparait la loi du 3 août 2018 sur les « violences sexistes et sexuelles », un rapport favorable à l’imprescriptibilité : « Manifeste contre l’impunité des crimes sexuels », 20 octobre 2017, consultable sur le site Memoiretraumatique.org »](1)[/tooltips], portait le délai de prescription à trente ans à compter de la majorité[tooltips content= »Loi du 3 août 2018, modifiant l’article 7 du Code de procédure pénale. »](2)[/tooltips] (soit 48 ans lors du dépôt de plainte). Il faut comprendre concrètement ce que cela signifie : si un mineur, aujourd’hui en petite section de maternelle, donc âgé de 3 ans, était victime d’un instituteur pédophile, il serait majeur en 2036 et pourrait dénoncer les faits jusqu’en 2066 : né en 2018, il aurait alors 48 ans. Les faits dénoncés pourraient être jugés après clôture du dossier d’instruction (vers 2068 ? 2069 ?), à supposer que l’auteur, s’il est encore en vie, ne soit pas trop détérioré pour s’expliquer devant un magistrat instructeur. Cet allongement du délai de prescription, unanimement salué, pose néanmoins le problème cardinal de l’administration de la preuve, a fortiori dans des procédures où le temps écoulé appauvrit les témoignages, fait disparaître les preuves matérielles…L’allongement à l’infini du délai de prescription montre que, lorsque les faits dénoncés remontent à plusieurs décennies, le but premier du procès, avant la recherche de la vérité, est la réparation psychologique de la victime, dont le préalable indispensable serait la condamnation de l’auteur. L’avocat Claude Katz s’indignait en ces termes de la suppression du délit de harcèlement sexuel (réintroduit depuis sa nouvelle définition) : « Cela est frustrant pour la victime, pour qui la déclaration de culpabilité est très importante, cela lui permet en effet de se reconstruire[tooltips content= »Laurence Neuer, « Suppression du délit de harcèlement sexuel : quels recours pour les victimes ? », Lepoint.fr, 4 mai 2012. »](3)[/tooltips]. »
Cette « psychologisation du droit » propre à la délinquance sexuelle n’inquiète que quelques juristes. Marie-Pierre Porchy, ancien juge des enfants, reconnaissait ainsi sur le plateau de « La grande librairie », consacrée à cette affaire le 13 janvier, avoir évolué depuis la publication en 2003 de son essai Les Silences de la loi. Aujourd’hui juge d’instruction, elle se montre plus réservée sur l’imprescriptibilité, évoquant les difficultés, souvent proches de l’impossibilité, d’instruire un dossier lorsque les faits sont trop anciens, que les témoins sont morts ou que la mémoire fait défaut… le classement sans suite ou l’acquittement devenant inévitable. Que dire alors du désarroi des plaignants qu’on aura envoyés dans le mur, alors que certains thérapeutes, d’abord militants, leur avaient affirmé que sans reconnaissance du statut de victime (il faut entendre : sans condamnation de l’auteur), aucune réparation psychologique, aucune « reconstruction » ne serait possible ? Deux ans après promulgation de la loi du 3 août 2018, la même Muriel Salmona revenait à la charge dans cette émission, assurant que « tout est organisé pour faire taire, pour bâillonner les victimes » et même « pour les empêcher d’accéder à des soins[tooltips content= »Propos retranscrits littéralement, audibles à 1 h 24 d’émission. »](4)[/tooltips] ». Emportée par son élan, elle ajoutait que « la société empêche les victimes de pouvoir être secourues, protégées, soignées et de pouvoir porter plainte ». Sans que personne, sur le plateau, ne s’en émeuve : la noblesse de la cause fait office de bouclier et la démesure, sur ce terrain, demeure impunie. Comment les magistrats français peuvent-ils ainsi laisser dire et écrire, tous médias confondus, que la justice est aussi désarmée, quand on ne la dit pas complaisante ? Tout simplement parce que la cause ou plutôt les slogans qui la résument sont trop consensuels pour que l’on puisse s’y opposer, pas même par la nuance. Slogan : formule courte, destinée à propager une idée, soutenir une action. Critiquer un propos outrancier, pour ne pas dire délirant, affirmant l’impunité des criminels sexuels implique-t-il qu’on soit favorable à cette impunité, dont nous affirmons qu’elle n’est que fantasmée, la législation française étant l’une des plus répressives en matière d’infractions sexuelles ? Peut-on s’indigner des excès ou des sophismes militants sans être suspecté de faire partie des partisans de la « loi du silence » ?
Mais l’exception sexuelle du droit, pour reprendre la belle expression de Marcela Iacub, ne se limite pas à cela. Ici, l’accusation vaut preuve et le renversement de la charge de la preuve, dans ces affaires « parole contre parole », met en demeure le mis en cause de prouver son innocence. C’est ainsi que Darius Rochebin, présentateur suisse recruté par LCI, a dû se « mettre en retrait » après que le journal Le Temps eut dévoilé des accusations de harcèlement, portées par d’anciens collaborateurs, évoquant « comportements déplacés et propos salaces ». Avec cette particularité qu’au moment de son ostracisation, les accusateurs anonymes n’avaient pas déposé plainte et qu’aucune enquête n’avait donc été diligentée.
Dans ce même registre, il ne fait pas bon essayer de nuancer le propos. C’est encore cette exception sexuelle qui valut à Alain Finkielkraut, interviewé le 11 janvier 2021 sur LCI (décidément !) par David Pujadas, d’être immédiatement écarté par la direction de l’antenne. Le philosophe avait pourtant pris toutes les précautions oratoires, estimant que les faits dénoncés étaient « très graves » et que leur auteur était « inexcusable ». Faisant référence au film M le Maudit, Alain Finkielkraut évoquait dans les premières minutes de l’interview les lynchages médiatiques propres à notre époque, s’inquiétant que la justice « sorte des prétoires ». Il rappelait aussi la particularité de ce livre : ni l’accusé ni la victime n’avaient encore pris la parole. Mais avec une imprudence dont il a sans doute pris conscience trop tard, le philosophe s’est interrogé, à l’antenne, sur le « consentement » d’une victime adolescente, ou encore sur « une forme de réciprocité ». Bourde, pour le dire simplement, qui lui a été fatale, de même que d’avoir osé rappeler qu’un enfant et un adolescent de 14 ans, ce n’est « pas tout à fait la même chose ». A fortiori si l’inceste a duré des années. L’association féministe Les Effronté.es en profite pour rappeler qu’il avait, en 2009, commis la même erreur en rappelant que la victime de Roman Polanski, au moment des faits, avait 13 ans et n’était donc plus une enfant. Refusant de « hurler avec les loups » (expression qui, ici, aurait mérité l’écriture inclusive), Alain Finkielkraut semblait ici évoquer le possible consentement d’une victime, ce qui a paru aux yeux de beaucoup comme une deuxième profanation. Rappelons toutefois que le législateur a refusé d’introduire, dans la loi du 3 août 2018, la notion de « présomption irréfragable de non-consentement » en deçà de l’âge de 15 ans. En dépit des très fortes pressions d’associations, il a estimé préférable que le juge puisse, au cas par cas, qualifier les faits au plus près de la réalité, refusant ainsi « d’écraser la complexité du réel sous une fiction juridique[tooltips content= »Voir l’article de Régine Barthélémy, « N’instaurons pas un âge légal pour découvrir la sexualité », Libération, 26 février 2018. »](5)[/tooltips] ».
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Vivons-nous donc dans un monde où toute interrogation, toute nuance apportée à une vérité consensuelle serait vécue comme une banalisation des crimes et délits sexuels sur mineurs, voire, comme le disait Alain Finkielkraut, comme leur absolution ? Prenait-il la défense d’Olivier Duhamel, comme certains l’ont pensé, en rappelant la complexité des interactions entre auteur et victime en matière d’inceste ? Nous ne le croyons pas, et tous les psychiatres ont au contraire été confrontés à des dossiers dans lesquels les conséquences les plus dévastatrices d’un inceste n’étaient pas nécessairement sexuelles, mais psychologiques. Le lien affectif avec son abuseur vient en effet, dans certains cas, aggraver les conséquences de l’abus, alors vécu au pire sens de ce terme, c’est-à-dire comme une supercherie psychologique, un abus de confiance. Au contraire des agressions sexuelles extrafamiliales, la progressivité des actes incestueux est fréquente et les pères (plus souvent encore, les beaux-pères) abuseurs usent de stratagèmes affectifs dans les attouchements et les gestes prodigués, induisant dans l’esprit de l’enfant victime une véritable confusion. De sorte que la victime, confondant les gestes affectueux et abusifs, n’est parfois plus en mesure de dire quand la violence a commencé : ce que la littérature spécialisée qualifie de « relation d’emprise », par laquelle « l’abuseur fait douter jusqu’à la victime que la violence ait eu lieu[tooltips content= »Reynaldo Perrone et Martine Nannini, Violence et abus sexuels dans la famille, ESF, 1995. »](6)[/tooltips] ».
C’est essentiellement cette emprise, pouvant durer jusqu’à l’âge adulte, que dénonce dans son ouvrage Camille Kouchner lorsqu’elle décrit le charisme de son beau-père, qu’elle dit même avoir « beaucoup aimé ». Et c’est à l’évidence de cette « illusion de consentement » dont voulait parler Alain Finkielkraut : il appartient à l’adulte, qui dispose (en théorie !) de la maturité requise, de ne pas en être dupe. Et d’honorer ainsi les mots de Camus, cités par Finkielkraut : « Un homme, ça s’empêche… »
Mais un plateau de télévision se prête bien mal à une telle réflexion, ce d’autant que la sortie de cet ouvrage a provoqué une véritable onde de choc, l’auteur se disant aujourd’hui troublée par le battage médiatique qui l’entoure. Camille Kouchner pensait-elle réellement que l’éditeur organiserait une sortie en catimini d’un ouvrage « destiné à briser la loi du silence », visant des personnalités au plus haut niveau et dont le premier tirage, « dans le plus grand secret », était de 70 000 exemplaires (porté à 225 000 en quatre jours) ? S’attendait-elle à protéger longtemps l’anonymat de son frère jumeau en l’appelant « Victor », lui qui n’avait pas souhaité dévoiler ni porter plainte ?
Alors que nous écrivons ces lignes, la flambée du hashtag #MeTooinceste se confirme, environ 10% de la population française semblant avoir été abusée selon les militants les plus fervents. Lancés comme autant de bouteilles à la mer, les tweets au contenu poignant trouveront-ils quelque écho judiciaire ? Rien n’est moins sûr, ce qui n’empêche pas que soit unanimement saluée cette « libération de la parole », cette catharsis collective aux allures de thérapie de groupe. Comme si, jusqu’ici, l’inceste (désormais incriminé par le code pénal) ou les abus sexuels sur mineurs avaient réellement fait l’objet d’un déni massif. Affirmation jamais démentie et d’autant plus choquante qu’elle survient deux ans à peine après la promulgation de la loi du 03 août 2018 et les longs débats parlementaires qui l’ont précédée.
Ce sont bien ce terrorisme intellectuel et cette pression victimologique qu’avec Florence Rault nous dénoncions dans notre Dictature de l’émotion[tooltips content= »Belfond, 2002. »](7)[/tooltips]. Il faut croire que près de vingt ans plus tard, un peu de chemin reste encore à faire…
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