Nuit debout: quand l’utopie montre les dents


Nuit debout: quand l’utopie montre les dents
Photo: Joël Saget.
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Photo: Joël Saget.

Assailli d’images et de commentaires sur Nuit debout, j’ai voulu me rendre compte par moi-même. Un événement politique singulier et peut-être inédit se déroulait à Paris. J’aime la politique, je suis parisien. Cela faisait deux raisons de quitter ma maison. La curiosité l’emportant sur la paresse, j’ai donc éteint la télé et je suis allé, avec mon épouse, place de la République, dans la soirée du samedi 16 avril.

Cinq minutes, écoute comprise

À peine arrivés sur le terre-plein, nous avons été interpellés par un homme qui, avec ses rares cheveux longs, avait tout l’air d’un vieux soixante-huitard : « On vient voir le petit peuple, quelle décadence ! » Mon épouse, interloquée, l’a fusillé du regard. En réponse, il nous a tiré la langue et nous a ensuite tourné le dos.

Refusant de nous laisser décourager par cet accueil infantile et glacial, nous avons poursuivi notre chemin jusqu’à l’assemblée générale.[access capability= »lire_inedits »] Au moment d’y accéder, un homme jeune m’a dit, les lèvres serrées : « On n’a pas besoin de vous ici. » Je lui ai rétorqué que c’est moi qui avais besoin d’en savoir davantage. Nous avons alors écouté deux discours de cinq minutes chacun sur les méfaits de la société de consommation et du capitalisme. Cinq minutes, pas une de plus : les citoyens de Nuit debout entendent reprendre la parole, mais cette règle instaurée au nom de l’égalité est plus tyrannique que la contrainte de faire court qui, dans les médias, voue le verbe à l’insignifiance. L’intervention suivante traitant de questions organisationnelles, nous avons repris notre marche et nous nous sommes arrêtés devant un petit atelier consacré à la question animale – un sujet qui m’est cher. Une femme alors nous a abordés. Après nous avoir remerciés de notre visite, elle nous a dit que Nuit debout n’avait rien à voir avec les casseurs, que ses travaux étaient sérieux, qu’ils allaient bientôt déboucher sur des propositions constructives. Lyrique, elle a même invoqué le glorieux précédent de l’appel du 18 juin.

Insultes et crachats

C’est alors qu’un homme d’une quarantaine d’années s’est approché de nous et nous a demandé de quitter les lieux pour nous éviter des ennuis. Comme nous refusions, il nous a poussés brutalement. Nous sommes revenus au centre de la place. Là, une petite foule s’est formée, grondante et menaçante. Des membres de la commission Accueil et Sérénité (sic) se sont interposés et nous ont dit que, pour notre sécurité, nous devions immédiatement partir. Ils nous ont escortés jusqu’au boulevard, suivis par la petite foule qui vociférait : « Dégage ! Casse-toi ! » Une femme particulièrement excitée hurlait : « Des coups de latte ! Des coups de latte ! » Comme je me retournais pour les engueuler, elle et mes agresseurs, l’homme qui m’avait bousculé m’a craché au visage.

J’ai cru que ce crachat mettait un point final à notre mésaventure. Je me trompais. La violence physique a été prolongée par l’horreur morale de la manipulation et du mensonge. Dans un article publié par Mediapart, nos accompagnateurs d’Accueil et Sérénité ont écrit que j’assistais depuis plus d’une heure aux débats de l’Assemblée populaire « avant que certains exigent mon départ ». C’est faux. J’ai été insulté tout de suite et nous n’avons pas pu rester plus de vingt minutes place de la République. Ils affirment ensuite avoir vu « un académicien particulièrement vulgaire menacer de coups de latte les quatre ou cinq personnes révoltées qui criaient pour réclamer son départ » alors même que je répétais par dérision les menaces dont j’étais l’objet. Bref, ce service d’ordre ne m’a pas protégé, il m’a chassé. Il faisait silencieusement partie de la foule vociférante et, pour justifier leur hostilité, ses membres qui se disent étudiants réécrivent l’histoire.

Le débat célébré, la contradiction proscrite

Contrairement à ce qu’affirment Edgar Morin et Michel Wieviorka, Nuit debout ne revitalise pas la démocratie, Nuit debout réinvente, sur une minuscule échelle, le totalitarisme. Le débat est célébré, la contradiction est proscrite. L’Autre est porté aux nues, mais il n’y a pas de place sur la place de la République pour la moindre parcelle d’altérité. On aime l’étranger, mais on est allergique à toute présence étrangère. On y échange dans la chaleur confinée de l’entre-soi. On proteste contre l’inhumanité du vieux monde en purgeant la terre des monstres qui le composent. On veut délivrer la société du Mal et on commence par l’éradication des méchants. Je conseille à tous ceux qui veulent voir le visage de ce « on » d’aller consulter sur Internet la harangue de Frédéric Lordon, le tribun debout, comme dit amoureusement Le Monde, à la Bourse du travail: « Nous ne sommes pas ici pour être amis avec tout le monde, nous n’apportons pas la paix, nous n’avons aucun projet d’unanimité démocratique. » Le projet de Frédéric Lordon, en effet, est clairement et goulûment éliminatoire. La haine qui l’habite révèle la connexion qui existe entre utopie et terreur.

Le peuple est le grand absent

Nulle générosité donc dans le mouvement Nuit debout. Nulle jeunesse non plus, même si les jeunes y sont majoritaires. Il souffle place de la République un furieux air de déjà-vu. Une brèche avait été ouverte dans la vision progressiste de l’Histoire par les attentats de janvier et de novembre 2015. Nuit debout colmate cette brèche. L’islamisme radical disparaît, la Domination resurgit : l’ennemi redevient la bourgeoisie capitaliste, son État policier et ses chiens de garde intellectuels. Ce qui se produit, sous l’apparence d’une révolte des jeunes, c’est un retour à l’ordre idéologique. Les vieux schémas triomphent comme si rien n’avait eu lieu. C’est grotesque et ce serait désespérant si ça prenait. Mais ça ne prend pas. Le peuple est le grand absent de l’Assemblée « populaire ». Il revient donc à cette assemblée de suivre la préconisation de Bertolt Brecht, c’est-à-dire de dissoudre ce peuple impossible et d’en élire un autre.[/access]

>>> Retrouvez en cliquant ici l’ensemble de nos articles consacrés à Nuit debout.

Mai 2016 #35

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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