Petite histoire du regroupement familial


Petite histoire du regroupement familial
(Photo : Ken Ronkowitz - Flickr - cc)
(Photo : Ken Ronkowitz - Flickr - cc)

Ce dimanche, Paris était vide comme un 15 août. Dans les rues de mon quartier, les places de stationnement libres, la douceur de l’air donnaient un air de grandes vacances à ce long week-end de printemps. J’étais seul. Après trois jours de travail acharné, je m’en rendais soudain compte avec un peu d’effroi. Pas forcément à tort. Il y a quelque chose de vaguement inhumain dans cette solitude à la fois subie et désirée, dans ce lien addictif aux livres, aux spéculations et à l’écriture, dans cette fuite de mes semblables dont je me réveille parfois brusquement, vaguement honteux.

Alors que j’arpentais les contre-allées désertes du boulevard Beaumarchais, un souvenir m’est revenu en mémoire : celui d’un enfant réfugié dans le dortoir d’une colonie de vacances de La-chapelle-en-Vercors, alors que tous les autres gamins s’ébattaient ensemble, au grand soleil de l’été 76, autour d’un ballon, ou dans quelque ronde. Une monitrice me surprit ce jour-là, soliloquant mon petit théâtre imaginaire, en plein après-midi, dans la chambrée vide, près d’un livre de la collection Rouge et Or. Elle m’invita à ne pas rester seul. Elle avait raison. Elle le fit sur un mode moralisateur. Je crois bien qu’elle se défendait de l’agressivité inconsciente de mon comportement. Ou de la sienne en retour. Comme j’affirmais doctement, du haut de mes 10 ans, que « ces jeux ne m’intéressaient pas », elle me lança, grondeuse : « Allez, hop, pas d’histoires ! Viens avec moi, on va rejoindre tes camarades ! » Comme on dit, « elle posa quelque chose ». Je le ramasserais peut-être plus tard. Et de toutes manières, bien qu’en maugréant, je l’ai suivie. L’autorité a du bon : finalement, je garde un bon souvenir de cette colo, de ces jeux auxquels j’ai fini par me joindre. Mais quarante ans plus tard, il n’y a plus de monitrice et c’est à moi de me dire « Allez, hop… ».

J’ai lancé un SMS pathétique à la cantonade de mes contacts. Mon cousin y répondit immédiatement, fort de cette disponibilité aux autres, joyeuse, qui le caractérise. Quand je suis arrivé au bord de la Seine, au Jardin des sculptures où j’avais rendez-vous avec lui et sa nouvelle petite amie, j’étais très en avance – Sam et Magali ne me rejoindraient que vers quatorze heures après avoir déposé leurs enfants chez leurs ex respectifs. Nous déjeunerions sur l’herbe, oui, à l’heure espagnole.

Je me suis installé sur le talus qui domine le quai. J’ai préempté l’espace en déployant une nappe et disposant, en éclaireur, quelques effets. Un type pas loin de moi fit exactement la même chose. Nous en avons vaguement plaisanté : « Ah, c’est sûr, les places sont chères un beau dimanche comme ça, surtout avec la vue sur la Seine, etc. » Et nous avons commencé à bavarder : l’un qui était sinon du quartier, du moins pas très loin, l’autre du 9-3, l’un qui venait souvent, l’autre qui aimerait venir plus souvent… l’un qui habitait à Oberkampf, « tu vois pas où c’est ? Moins de cent mètres du Bataclan… », l’autre qui changea de figure à ces trois syllabes. Et vlan ! Pourquoi croyez-vous que je m’enferme avec les livres ?

« Ces types-là, c’est pas des musulmans »

« Tu me dis ça à moi ? (sous-entendu « à moi d’origine maghrébine »). Je vais te dire, moi, que ce soit bien clair, ces types-là, c’est pas des musulmans, ça n’a rien à voir. » Que j’aie protesté d’un « non, c’est juste que maintenant le Bataclan, ça situe » valant excuse n’y changea rien. Il aurait également été inutile de dire que nous avions l’événement en partage, que c’est au Français en lui que je m’adressais – mais était-ce si sûr ? Mon talent pour déclencher des polémiques est plus fort que ma capacité à les désamorcer. De toutes manières, l’autre sous ses airs aimables ne demandait que cela et la guerre des interprétations fut déclenchée. Je fis front sur le mode du désormais aussi habituel que sans effet, « C’est le rien du rien-à-voir qui me gêne. »

Bien que tendue, la discussion resta modérée dans le ton, comme si ce que nous partagions encore – le soleil, la Seine, la vue sur l’île Saint-Louis, l’attente heureuse de nos proches – valait assez pour que nous ne le gâchions par une hostilité trop franche. Mon voisin avait trouvé son client. Il avait envie de déballer ses vérités. Je pouvais (encore) les entendre sans y adhérer – même si je sentais bien que la discussion était risquée, tant l’un voulait affirmer et l’autre interroger, tant l’un tenait à prendre le dessus et l’autre à le faire tomber.

Il avait 50 ans, il travaillait depuis l’âge de 16 ans, il avait grandi dans un bidonville, les musulmans ne devaient rien à la France, « la République, c’est juste ne pas contrevenir aux lois, mais pas s’assimiler. Notre mode de vie ne vous regarde pas. » Non, ce n’est pas le pacte implicite entre la France et ceux qu’elle a accueillis. Non, d’ailleurs il n’y a pas eu d’accueil – ils étaient des parias. Les naturalisations ? Pffff. Du papier ! Non, trois fois non. Non à tout. Non, c’est non.

Tiens, le regroupement familial ! Une seule et unique raison motiva la France : que les salaires des immigrés ne partent pas à l’étranger. C’était pour le fric, c’est tout. Il le répète une, deux, trois fois. Sa bouche se crispe. Son regard se perd dans un ailleurs mauvais. Je n’ose pas le dire mais je pense « c’est tout, qui de nous deux est un sais-tout ? »

« Les gens comme toi… »

La discussion s’est transformée en discours. De plus en plus hargneux, emporté. Mon voisin, au départ si sympa quand nous déballions nos affaires, s’emballait justement. Une parole maniaque, répétitive, irrépressible. Je m’en rendais bien compte : il lui fallait absolument me saillir de mots définitifs, d’explications univoques, d’arguments en béton, d’un « roman immigré » érigé, fier et tout puissant balancé à la figure du roman national. Prends-ça, et encore, et encore. Une pluie de coups verbaux assénés, sinon avec bonne conscience, du moins avec un semblant de jouissance. Avec quelques « mais… » inaudibles, je me débattais. Et, vous voyez le genre, si j’ose dire, mes résistances, mes protestations balbutiées ajoutaient à son plaisir. J’étais « les gens comme toi… », lui « tu vois ce que je leur fais. »

Heureusement que mon cousin Sam est arrivé en retard. Eaux-mêlées comme moi, il a gardé de l’affluent qui nous distingue de sain(t)s réflexes. De là à ce qu’il plongeât le vindicatif dans le cours du fleuve que nous partageons, il n’y aurait eu qu’un pas. La Providence nous évita ces perspectives. Elle nous sauva de l’imprudence qui me caractérise et m’avait encore mis dans de sales draps.

En attendant (le drame ou mon sauvetage musclé), je réussis à interrompre le flot argumentaire et son besoin de salir à travers moi la nation tout entière, de l’école à l’armée, de l’hôpital à la police, en répétant au moins une dizaine de fois, avec douceur (faux-jeton) et obstination : « Est-ce que je peux quand même te poser une question ? » La onzième fois, comme réveillé de son délire, il s’interrompit, se ressaisit et me dit avec une amabilité soudaine (faux-jeton et demi) « Bien sûr, je t’en prie. » Je crois même qu’il s’autorisa à sourire.

« Le regroupement familial, es-tu sûr qu’il n’a été motivé que par une seule et unique raison ? »

Je ne sais pas pourquoi j’ai eu l’intuition que c’était ça le sujet. Certains parlent de communication d’inconscient à inconscient. C’est possible, même si cela a un côté « pensée magique ».

Mon interlocuteur ne me répondit pas. Il repartit progressivement dans sa logorrhée vindicative, vengeresse, grossière. Au fond : haineuse. Je laissais dire, chèvre au piquet qui attend que ça passe (après tout, visiblement la guerre d’Algérie n’est pas terminée). Et quand il reprit son souffle, je répétai la même question. Il se renfrogna.

« Ça t’obsède ou quoi ? Ça ne passe pas pour vous le regroupement familial… »

« Pour moi ? »

Je profitai du silence qui suivit pour enfoncer le clou :

« À quel âge es-tu arrivé ? » Après sa réponse, qui correspondait justement à l’âge du non, je lâchais « D’accord, et avant, en Algérie, en gros tu étais seul avec ta mère, c’est ça ? Tu as une bonne raison de nous en vouloir alors… »

Il resta bouche bée devant tant de culot – un uppercut lumineux dont il a dû se demander s’il n’appelait pas un vrai coup de poing en retour. À moins que conscient de ses excès, il se soit dit : à imbuvable, imbuvable et demi. À moins enfin que ça l’ait justement éclairé.

Ma façon d’interrompre cette conversation sur une scansion lacanienne (par laquelle l’analyste met fin à la séance, sur un mot qui travaillera le patient jusqu’à la prochaine fois), fut sans appel. Souverain rejoignant, sous des acclamations intérieures (et une honte qui ne l’était pas moins), son royaume – l’empire du sens – j’avais entendu. Et plus rien à entendre de plus. Je tournai légèrement le dos et reprenais ma lecture en attendant Sam. Je m’en voulais de cette interprétation sauvage et du KO infligé, mais bon, je m’étais défendu. Et il n’en mourrait pas, bien au contraire.

Une bonne heure après, alors mon voisin avait été rejoint par deux femmes sympathiques et aux rires clairs, et moi par mon cousin et sa blonde dulcinée, il se leva, alla vers nous (vers mon cousin plus exactement, rayonnant de paix intérieure). Il nous proposa de goûter son vin. Du vin d’Algérie. Fort bon. Nous l’accompagnâmes, les uns et les autres, d’un reblochon que produisent les élèves d’un lycée agricole en Savoie et que j’avais amené. Mon voisin avoua n’avoir encore jamais goûté ce fromage. Il me semble qu’à cet instant, la vie lui était plus légère. À moi aussi.



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