Accueil Édition Abonné «Face au Sud global, il faut que l’Occident serre les rangs!»

«Face au Sud global, il faut que l’Occident serre les rangs!»

Les démocraties libérales sont bousculées


«Face au Sud global, il faut que l’Occident serre les rangs!»
Michael Shurkin. D.R.

Michael Shurkin est Américain, expert auprès du think tank Atlantic Council. Il est spécialisé dans les questions militaires et diplomatiques, notamment en Afrique et au Proche-Orient. Il répond ici à nos questions sur l’arc global de crise auquel le monde fait face avec le conflit ukraino-russe et, bien sûr, la guerre en cours au Levant entre Israël et le Hamas.


Causeur.  Commençons par le commencement : comment regardez-vous les relations euro-américaines, singulièrement avec la France, à la lumière de l’arc de crise majeur qui s’est mis en place, de notre point de vue, à partir de l’invasion de l’Ukraine, et s’est accéléré à la défaveur de l’attaque du Hamas contre Israël ?

Michael Shurkin. Les relations sont bonnes. Les deux pays ont su s’unir autour de l’Ukraine et, plus récemment, après l’attaque du Hamas contre Israël. La manière dont la France, la Grande Bretagne, et l’Allemagne ont serré les rangs derrière Israël m’a semblé remarquable. Je crois que, de l’autre côté, les Européens apprécient plus qu’avant le leadership américain, bien qu’ils désirent s’en émanciper.

Ceci dit, j’aperçois une certaine frustration des Européens vis-à-vis l’Ukraine en raison de leur capacité limitée à fournir des armes aux Ukrainiens. La lenteur avec laquelle les Allemands agissent est notamment en cause. Les stocks européens sont faibles et les capacités de l’industrie de la défense trop limitées. On constate aussi que la rhétorique d’Olaf Scholz au sujet de la « Zeitenwende »[1] ne s’est pas traduite par des actions concrètes. Une Allemagne plus active et réactive apporterait beaucoup.

Bien sûr, j’accepte que l’on accuse l’Amérique d’une grande hypocrisie sur la question de notre politique industrielle, et le fait que nous agissons souvent d’une façon qui tend à freiner l’industrie européenne de défense… quand par ailleurs nous nous plaignons de sa faiblesse. Les critiques concernant notre position sur le sujet ne sont pas infondées.

Comment avez-vous jugé le déplacement d’Emmanuel Macron à Tel Aviv, puis en Cisjordanie auprès de Mahmoud Abbas, et enfin en Jordanie ? Quel rôle peut selon vous jouer la France dans les tensions au Proche et Moyen Orient ? Notre voix résonne-t-elle encore suffisamment auprès des pays de la Ligue Arabe, essentiels à la résolution du conflit ?

Le déplacement d’Emmanuel Macron était important pour Israël, soulagée par son geste de solidarité et la reconnaissance du fait que les trois membres occidentaux permanents du Conseil de Sécurité des Nations Unies la soutiennent. Il est aussi important qu’il soit allé voir Mahmoud Abbas, afin de souligner que la France et l’Occident ne négligent pas le sort des Palestiniens de la Cisjordanie. Il était aussi essentiel de montrer qu’après-guerre, il va falloir ressusciter le « processus de paix » trop longtemps négligé.

Quant à l’influence de la France au Moyen Orient, et sa capacité à jouer un rôle dans la gestion de ses crises multiples, je ne sais pas. J’estime que l’influence française est moins grande que les Français aiment le penser.

Benjamin Netanyahu et Emmanuel Macron, Jérusalem, 24 octobre 2023 © CHRISTOPHE ENA-POOL/SIPA

Croyez-vous que ce qui se joue présentement excède le cadre des guerres d’Ukraine, d’Israël, du Sahel et d’ailleurs ? Je m’explique : il semblerait tout de même que ce soit l’Ordre international classique hérité des deux Guerres mondiales du siècle dernier, forgé dans le cœur des idées de la civilisation européenne depuis Grotius, qui soit aujourd’hui attaqué par un axe de pays « non alignés » désirant instaurer une ère dite de multipolarité destinée – selon eux – à mettre un terme à l’hégémonie occidental incarnée par l’Amérique. Que peut faire l’Occident pour éviter que des pays neutres du « Sud global » ne basculent dans l’escarcelle russo-irano-chinoise ?

Il est clair que nous assistons maintenant à un effondrement de l’Ordre international, et de cette « Pax Americana » qui a pu profiter aux États-Unis et à l’Europe. La Russie et la Chine en profitent, bien sûr, mais ce qui est plus troublant, à mes yeux, est l’irrédentisme de pouvoirs moyens, et une politique qui semble fondée sur le ressentiment envers l’Occident et envers ceux qui lui sont associés dans l’inconscient collectif, comme Israël, que par des objectifs constructifs et positifs. Je pense à l’Iran, pays dont toute la politique me parait guidée par le ressentiment et la rancœur. L’Iran, après tout, est derrière la crise actuelle avec Israël, Gaza, et le Liban. Mais je pense aussi à la Turquie, et peut-être même la Hongrie. Les autres pays qui s’associent aux BRICS ou au « Sud global » sont moins malveillants mais cherchent à profiter des bouleversements en cours du monde. Les effets peuvent être malheureux. On voit ça au Sahel, où la politique populiste a pris le dessus et inspire des nouveaux régimes à poursuivre des politiques autodestructives.

Pour y faire face, il faut que l’Occident serre les rangs autant que possible. Il ne s’agit pas de suivre la direction américaine, mais d’essayer plus que jamais de se parler, de se coordonner, et d’agir ensemble. Si Donald Trump gagne la prochaine présidentielle, il faudra que les Européens soient forts et qu’ils retrouvent une volonté d’agir comme ils ne l’ont plus eue depuis longtemps, ni n’ont dû d’ailleurs le faire.

Nous devons aussi rester fermement aux côtés de l’Ukraine. L’Ukraine doit gagner sa guerre. De la même manière, il faut rester au côté d’Israël eu égard au jeu que joue l’Iran dans cette affaire. Le conflit entre les Israéliens et les Palestiniens ne concerne en soi pas directement les Européens, mais la menace de l’Iran est réelle. Même si la politique menée par les Israéliens ne parle pas à beaucoup d’Européens, qui ont leurs raisons parfois légitimes, et que leur affect sincère penche du côté des Palestiniens, l’enjeu pour l’Occident entier est l’Iran. Si on ne parvient pas à neutraliser le Hamas et le Hezbollah, l’Iran va devenir plus fort, et plus dangereux.

Risque-t-on dans pareil contexte que ces conflits régionaux se résorbent finalement par une Guerre mondiale ?

La dissuasion nucléaire reste encore en vigueur, et elle nous sauvera d’une guerre mondiale à l’échelle de celles que nous avons connues au siècle précédent. Cela dit, la dissuasion n’empêche pas des guerres limitées, et nos adversaires sont plus à l’aise que nous dans les « zones grises ». Ils savent comment nous faire du mal sans aller trop loin.

Mais, la possibilité d’une guerre d’une grande ampleur au Moyen Orient est réelle, surtout si l’Iran décide de déclencher un conflit majeur à travers ses supplétifs libanais. Cela peut faire exploser tout le monde arabo-musulman. Cette guerre s’étendrait alors jusqu’aux rues de Paris. Une opération terrestre israélienne dans la bande de Gaza pourrait échauffer les esprits et les consciences… L’Opération Sentinelle aura du travail…

Une fois cela posé, il reste bien évidemment la Chine. Néanmoins, Taïwan ne m’inquiète pas beaucoup. En revanche, l’agressivité de la Chine vis-à-vis des Philippines me préoccupe. Taïwan n’est pas un allié des Etats-Unis, mais les Philippines, si. D’ailleurs, les liens entre les Américains et les Philippins sont forts. La probabilité d’une intervention américaine dans ce conflit est beaucoup plus élevée et immédiate.

De fait, nous assistons en Ukraine au premier conflit de très haute intensité depuis 1945, et partout ailleurs à la renaissance d’enjeux irrédentistes. La tension militaire actuelle se double d’une tension économique et d’accès aux ressources. L’Europe est très fragilisée. Ses accès aux routes énergétiques russes sont en grande partie coupés, et il ne faudrait pas que celles passant par les pays arabes le soient aussi. Dans ce contexte, la politique énergétique française affiche une plus grande résilience, contrairement à l’Allemagne. La France peut-elle jouer un rôle moteur en Europe ?

La guerre ukrainienne sonne l’alarme. Les tensions sont revenues en Europe. Les Européens, qui ont vécu confortablement dans l’après-Guerre Froide, ont perdu l’habitude de réfléchir sur les questions de défense. Il faut que cela change. Surtout au vu de la possibilité d’un retour de Donald Trump et de la montée du sentiment isolationniste chez les Américains. L’Europe risque de se trouver abandonnée par les Américains comme ce fut le cas dans les années 1920 et 1930.

La France peut clairement jouer un rôle moteur, surtout en ce qui concerne le nucléaire. Il va falloir que l’Europe diversifie ses sources énergiques, et s’occupe plus de la concurrence pour les métaux dits « stratégiques. ». Les États-Unis ont moins de soucis en ce qui concerne l’énergie, puisque c’est un pays producteur. Les Américains ont toutefois du mal à se libérer de l’emprise chinoise en ce qui concerne les métaux stratégiques. À mon avis, il faut que les pays occidentaux travaillent ensemble pour bloquer les Chinois et s’assurer de l’accès aux minéraux critiques.

Qui dit multipolarité peut aussi dire multiculturalité. On le constate dans le monde occidental si on fait fi du politiquement correct qui entoure la question : les diasporas et les communautés issues de l’immigration peuvent faire peser une pression constante sur les gouvernements, allant jusqu’à entraver leur souveraineté diplomatique, notamment par peur de la contagion terroriste. La question palestinienne, ainsi que les divers conflits africains pour la France, le démontrent aisément. Quid ?

Sujet compliqué. En règle générale, les Américains portent un regard différent sur l’immigration. Nous sommes un pays d’immigration, et en plus, nous n’avons pas la même notion d’identité nationale. Qu’est-ce que c’est qu’être Américain ? Je ne sais pas. Nous aimons le baseball. Mais après avoir dit ça ? Je ne parle pas des nativistes américains qui sont xénophobes et racistes, ou des chrétiens intégristes qui ont une grande influence politique. En revanche, pour les Européens, être « Français » ou « Italien » a un sens plus clair.

Ceci étant posé, j’observe que la marée des réfugiés continue de monter, et que la situation pour les Américains et les Européens va grandement se complexifier. On ne peut pas accueillir tout le monde. Il faut trouver un juste milieu. Même aux États-Unis, les très grandes vagues d’immigration du XIXème siècle et du début du XXème ont provoqué des problèmes. Nous avons eu des difficultés pour digérer ces masses humaines  énormes. Heureusement, avec le temps, et grâce à notre système éducatif, nous avons réussi. C’est pour cela que je prêche un juste milieu. Laissez-les entrer, mais pas trop à la fois. Soyez gentils, mais soyez réalistes.

Il faut aussi admettre que certaines populations immigrées sont plus problématiques que d’autres. Les vagues d’immigrants latino-américains qui traversent la frontière américaine ne posent pas de problème. Pas vraiment, du moins. Je n’aime pas leur influence sur la musique populaire (mes enfants écoutent de la musique Trap et Reggaeton, que je déteste), mais tant pis pour moi ! En balance, les immigrants nous enrichissent. Ce sont, aussi, des gens qui ne cherchent pas de problèmes avec les autorités. Ils ne font pas d’émeutes. Ils travaillent. Mais, certaines populations musulmanes sont plus problématiques. Il ne faut absolument pas généraliser, mais on voit dans les manifestations récentes en Europe et en Amérique contre Israël, et dans la violence contre les communautés juives – laquelle fait partie du quotidien pour les juifs français et allemands depuis longtemps – un manque de valeurs chez certains que les Français appelleraient « républicaines. » La réponse, pour moi, n’est pas la discrimination, ou les lois contre le port du voile, par exemple. Que les gens s’habillent comme ils veulent et profitent de la liberté à leur manière. La réponse est l’école. C’est là où il faut défendre et propager les valeurs républicaines. Et c’est là où je suis devenu sensible aux argumentations « anti-woke, » grâce à l’expérience de mes enfants qui sont scolarisés dans les écoles publiques de Washington, DC. La diversité époustouflante de leurs écoles est magnifique. Elle est bénéfique pour mes enfants, qui ont des amis de toute sorte. Mais la diversité est vendue comme une valeur en soi, et on ne s’intéresse plus à promouvoir une culture commune. Je crains qu’on divise au lieu d’unir. Je vous donne un exemple clair : on n’enseigne plus la littérature anglaise qui était la base de ma formation ; le canon littéraire, après tout, serait raciste. Qui le définit ? Et quand j’ai demandé pourquoi on n’enseigne pas les classiques de la littérature anglaise (Chausser, Milton, Shakespeare, Keats, Conrad, etc.), on m’a répondu que de tels livres n’étaient pas « pertinents » pour les étudiants, qui sont majoritairement noirs et latino-américains. Je sais que tous les auteurs que j’ai lus à l’école étaient blancs, et il fallait corriger ces lacunes dans ma formation, mais, comme toujours, il s’agit de trouver un juste milieu, et de ne pas déposséder les enfants de Washington de l’opportunité d’agrandir leurs horizons et de partager une culture plus grande que leurs milieux immédiats.

En ce qui concerne le terrorisme. On a vu récemment à Arras que le sujet reste sensible. Mais je ne sais pas quoi dire au sujet de la manière avec laquelle la France gère ce dossier. Sauf qu’il ne faut pas être trop indulgent vis-à-vis des milieux islamistes.

L’Occident joue en défense depuis 2022, si ce n’est avant. Les aventures irakiennes, libyennes et syriennes ont montré nos failles. Reste qu’il s’agit toujours du bloc le plus cohérent sur le plan idéologique, mais aussi du plus soudé par des intérêts communs. Comment sortir par le haut de cette crise majeure ?

Encore une fois, il faut serrer les rangs, et il ne faut pas avoir peur d’affirmer notre vision.

Le post-modernisme prétend que la vérité n’existe pas, ou plutôt que les vérités sont variables et dépendent toujours de la subjectivité de chacun. Nous qui nous pensons les héritiers des Lumières et de la culture libérale devons savoir contrer cette perspective.

En ce qui concerne le Moyen Orient, une ligne à tracer dans le sable est le rejet complet de Hamas et tout ce qu’il représente. Le pire serait de chercher à plaire à la foule. A mon avis, cela faisait partie de la motivation de De Gaulle quand il a décidé de laisser tomber Israël. Ou de trahir les valeurs libérales au nom de la solidarité avec des gens dont les valeurs sont loin d’être positives pour notre société, de qui est le projet de Monsieur Mélenchon.


[1] Changement d’ère, changement de focus géostratégique




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Gabriel Robin est journaliste rédacteur en chef des pages société de L'Incorrect et essayiste ("Le Non Du Peuple", éditions du Cerf 2019). Il a été collaborateur politique

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