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Dans le gratin cosmopolite

La biographie de Marthe Lahorary, signée de l’historienne Aude Terrey, offre page après page un feuilleton terrible et palpitant (La Princesse Bibesco. Frondeuse et cosmopolite, Tallandier, 2023)


Dans le gratin cosmopolite
Marthe Bibesco peinte par Giovanni Boldini (1911) D.R.

Marthe Lahorary n’est pas née dans la crotte. De sang bleu roumain mais Française de cœur bien avant de se voir naturalisée, princesse convolant en justes noces, à 17 ans, avec un descendant de la dynastie Caraman-Chimay, cette aristocrate de haute lignée, déchue au mitan de sa vie par la catastrophe du communisme, aura traversé la tragédie du XXème siècle avec un certain aplomb, infiniment de panache, très peu de modestie et un sacré courage : passant de l’opulence à la ruine, de la célébrité à un relatif oubli, du statut d’éminence grise des ambassades et de la renommée littéraire à la condition de curiosité fossile, spectre fardé d’un grand monde englouti.


L’historienne Aude Terrey – cf. Claude Pompidou (2010) ; Madame Malraux (2013) ; Les Derniers jours de Drieu La Rochelle (2016) – a bien travaillé, encore une fois : plusieurs années de recherche assidue aux quatre coins de l’Europe aboutissent à un livre qui se lit d’une traite, comme un roman. À cela près qu’ici, la réalité dépasse de beaucoup la fiction. Il y a près de trente ans, l’émérite et fort élégant essayiste Ghislain de Diesbach s’était attelé à une monumentale biographie : Marthe, Princesse Bibesco, parue aux éditions Perrin. Depuis lors, comme on s’en doute, quelques boîtes d’archives se sont ouvertes, bien des secrets de famille se sont éventés. De Bucarest à Londres et Paris, Aude Terrey a donc rouvert le dossier. Non sans fascination pour ce destin hors normes.


Il est vrai que cette existence merveilleusement étirée dans le temps (1886-1973) ne manque ni de relief, ni de rebondissements. Vu de l’extérieur, une enfance dorée, entre manoir de Balotesti et villégiatures à Biarritz, entre un père tour à tour diplomate et ministre, qu’elle adore, et une mère acariâtre qui ne l’aime pas. Un mariage d’amour avec Georges, époux qui enchaînera ouvertement jusqu’à sa mort (en 1941) les liaisons extra-conjugales, une jeunesse polyglotte enlisée dans Posada, palais des Carpates au style anglo-normand, à lire Chateaubriand, sa grande passion littéraire, entre la meute des lévriers de chasse et la légion des domestiques… « Etonnante famille que ces Bibesco », dont les cousins germains de Georges, les richissimes, magnétiques et ravissants Emmanuel et Antoine, si chéris de Marcel Proust, deviendront les initiateurs de Marthe à « cet esprit français qui se déploie comme la roue d’un paon, dans un orgueilleux mélange de snobisme et de mordant ».

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Émancipation mondaine et littéraire

Elle n’a pas 20 ans lorsqu’elle se lance dans une traversée de l’Europe centrale en automobile, jusqu’en Perse, avec Georges, flanqués d’une équipe de chauffeurs-mécaniciens. La fièvre d’écrire s’empare de la princesse : coup d’essai, Les Huit paradis font le récit de cette expédition. Fréquentant chez la comtesse Greffulhe (dépeinte comme l’on sait par Proust sous les traits de la duchesse de Guermantes), Marthe tisse sa toile dans le grand monde parisien. Aude Terrey détaille avec art les étapes de cette émancipation mondaine et littéraire, les rivalités naissantes (avec la poétesse Anna de Noailles, par exemple), les amitiés indéfectibles (avec le fameux abbé Mugnier, infatigable confesseur du Tout-Paris)… Délaissée par Georges, pionnier de l’aviation mais aussi conquérant compulsif des dames, Marthe fuit dans l’adultère et le voyage, « tiraillée entre ses rêveries romanesques et sa lucidité, entre le vertige des sens et les aspirations mystiques ». Au point de se retirer, un moment, au carmel d’Alger ! A peu de temps de là, sa sœur Jeanne meurt du choléra. Bientôt convertie au catholicisme, la princesse confie à Fortuny, le fameux décorateur vénitien, les embellissements de Mogosoaia, un palais du XVIIIème siècle sis à 15km de Bucarest, où elle s’installe en 1912 : lui rendre sa splendeur sera le grand-œuvre de sa vie (transformé en musée, il reste en 2023 une des attractions touristiques de Bucarest).

Agitation autour de l’avion de la Princesse en Angleterre, début des années 30 MARY EVANS/SIPA © Numéro de photo : 51080492_000001

Chronique mondaine ? Bien davantage : la force d’attraction de ce récit, c’est qu’il embrasse la dimension tragique propre à ces destins malmenés par l’Histoire. Ainsi, dès le seuil de la Grande guerre, la Roumanie, neutre dans le conflit, est prise dans les feux croisés des puissances belligérantes. Marthe se délecte alors à jouer les éminences grises, passant de l’amour transi que lui voue le Kronprinz austro-hongrois aux inclinations qu’elle a pour Mr Thomson, un colonel anglais à qui elle ouvre ses réseaux sous le soleil de Constantza. Est très bien rendue, sous la plume d’Aude Terray, la densité, la complexité des liens qui assignent les tourments du cœur, les ambitions intellectuelles et les stratégies mondaines à l’aléa des alliances internationales, dans l’aquarium de luxe où nage la princesse, depuis l’hôtel Ritz jusqu’à son palais de Mogosoaia. Ce qui ne l’empêche pas de se faire patronnesse d’un hôpital pour grands blessés de guerre, qu’elle installe dans les locaux de l’Automobile Club. Baptisé n°118 par la Croix-Rouge, l’établissement tombera sous la botte allemande dans Bucarest occupée, à partir de 1916.

Un somptueux pied-à-terre quai de Bourbon

« Oui, la princesse Bibesco est une attraction, victime de sa légende, la beauté des Carpates aux fabuleuses émeraudes, la briseuse des cœurs à Paris, l’envoûteuse du Kronprinz, la femme d’esprit et de lettres. Mais aussi la femme de caractère, une incontrôlable, une indomptable dont les autorités allemandes se méfient », note notre biographe. « Mouche à boche », « l’aventurière », « commère internationale », « la franc-maçonne de Mogosoaia », « sainte Opportune » – les sobriquets ne manqueront pas pour tenter de disqualifier, sa vie durant, la fastueuse héroïne qui prend du repos en compagnie de Rilke, le poète, dans le luxe bohémien du château de Laustschin, chez les von Thurn und Taxis, tandis que la cour de Roumanie s’est réfugiée à Iasi, en bordure de la Moldavie.

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La seconde guerre mondiale viendra balayer d’un coup les années fastes pendant lesquelles Georges, à la tête de la Fédération aéronautique internationale, devient une personnalité incontournable, propulsant dans les airs sa princesse fébrile, laquelle, entre deux vols de New-York à Paris, Londres, Rome, Berlin ou Bucarest, met en scène sa vie dans le magazine Vogue, fraie avec Paul Claudel, rivalise avec la richissime épouse de Paul Morand, publie en français des romans à succès (Katia sera même adapté au cinéma !), tout en s’aménageant un somptueux pied-à-terre parisien sur l’île Saint-Louis, là même où elle s’éteindra, bien plus tard, à l’heure de la France pompidolienne. En attendant, « les fêtes à Mogosoaia (…) alimentent tous les fantasmes », observe Aude Terray : « Tout cela agace en Roumanie. On taxe les Bibesco d’arrogance et de cosmopolitisme ».  

La tourmente se lève à nouveau avec l’invasion allemande, Mogosoaia devenant l’épicentre de tractations dans lesquelles Marthe joue les équilibristes, au cœur d’une Roumanie vassalisée par l’Axe. Pragmatique, ou opportuniste ? Passées les funérailles princières de Georges, son mari infidèle, la veuve à voilette noire adopte son petit-fils et marie somptueusement Cosi de Brancovan, 22 ans, ignorant que c’est la dernière fête au palais rose. La chatelaine aura bien proposé ses bons offices pour tenter de rapprocher la Roumanie des Alliés, mais le « conducator » Antonescu pactise avec les nazis : la féminine diplomatie de l’ombre, ponctuée d’un séjour de neuf mois à Istanbul, ne change pas la donne. Chapitres passionnants, qui montrent comment l’étau se resserre inexorablement autour de la princesse aux « allures de conspiratrices et de diva »… Jusqu’à l’arrivée des colonnes de chars soviétiques sur les boulevards de Bucarest, les ultimes tentatives de la captive pour sauver son pays de l’emprise stalinienne. S’en aller ? Non sans mal, elle réunit les visas nécessaires et monte dans un avion militaire de la Royal Air Force qui atterrit au Bourget. « La princesse Bibesco a 59 ans, la foudre est tombée sur son destin, l’amputant à jamais de sa vie d’avant ». Noblesse de robe n’en célèbrera pas moins le retour à l’élégance parisienne ; les échappées au Ritz ou les invitations chez les Windsor outre-Manche ne se refusent pas…

La biographie d’Aude Terray ouvre alors sa partie la plus glaçante, la plus émouvante, aussi : elle décrit le calvaire de Valentine, la fille de Marthe, en butte à l’hostilité des fonctionnaires, délogée de Mogosoaia, bientôt réduite à la misère et à la famine, enfermée sans recours dans la « souricière » de la Roumanie communiste, puis arrêtée avec son mari Dimitri comme traîtres, condamnée aux travaux forcés, détenue à domicile, jusqu’à ce la princesse aux « tenues de dogaresse », perroquet crocheté à l’épaule, et qui pendant ce temps monnaie son statut de légende vivante en coudoyant les grands de ce monde, parvienne à exfiltrer le couple hors de l’enfer : il aura duré sept ans et demi !

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Longuement méditée, somme tardive et échevelée que la princesse dédie à feu l’abbé Mugnier (1853-1944), La Nymphe Europe, en 1960, ne rencontrera pas le succès escompté. L’amie octogénaire du cinéaste Robert Bresson, la fervente admiratrice de Churchill et du « Grand Charles » (avec qui elle entretient une correspondance épistolaire), trouvera son « bâton de vieillesse » en la personne de son neveu, Mihai de Brancovan. Recluse quai de Bourbon, la princesse Bibesco s’éteint un soir de 1973, fin novembre. Sans rancune contre l’adversité…

De la richesse de cette nouvelle biographie et de l’agrément de son style, cet aperçu suffit-il à faire l’éloge ? Tresser, en esquivant l’écueil hagiographique, les fils mondains, sociaux, politiques, intimes de cette saga dans l’étoffe tout à la fois moelleuse et solide d’un récit aux péripéties improbables n’allait pas de soi. Aude Terray, page après page, parvient à restituer superbement le contexte dans lequel se meuvent en grand nombre les comparses de ce feuilleton terrible et palpitant.     

La Princesse Bibesco. Frondeuse et cosmopolite, par Aude Terray. Tallandier (collection « libre à elles »), 386p.  

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