L’attaque du Hamas sur Israël a donné un coup d’arrêt à la normalisation des relations entre Israël et le Maroc. La population marocaine a choisi son camp, sans toutefois soutenir le terrorisme. En revanche, la classe politique sait qu’Israël est un allié nécessaire pour affirmer la puissance du royaume au Maghreb. La défiance envers l’islamisme et les liens historiques avec le peuple juif seront-ils plus forts ? Driss Ghali croit encore à la possibilité du rapprochement.
Le Maroc croyait s’être débarrassé de ses islamistes, humiliés lors des élections de 2021 après dix ans à la tête du gouvernement où ils n’ont rien fait, à part décevoir ceux qui avaient cru en leurs promesses. C’était compter sans d’autres islamistes, palestiniens ceux-là, qui en l’espace d’une matinée ont renversé la table au Moyen-Orient et porté un coup extrêmement dur à une des politiques les plus précieuses pour le royaume chérifien : la normalisation avec Israël. Cette politique de rapprochement prometteuse mais fragile, et qui a été soufflée par l’onde de choc provoquée par l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Peut-elle s’en remettre ?
En décembre 2020, le Maroc a établi des relations diplomatiques avec Israël. En contrepartie, les États-Unis ont reconnu sa souveraineté au Sahara occidental. Ce deal négocié par Trump, peu avant son départ, a été endossé depuis par l’administration Biden, en dépit des pressions d’Alger, qui dispute ce territoire aux Marocains par le truchement d’une guérilla, nommée Polisario. Plus tard, en juillet 2023, Israël a reconnu à son tour la souveraineté marocaine au Sahara occidental, et a même évoqué la possibilité d’y ouvrir un consulat.
Circulez, il n’y a rien à voir
Politique audacieuse, politique courageuse, la normalisation avec Israël a pris les Marocains de court, mais elle ne les a pas fait descendre dans la rue. La classe politique non plus n’a pas bougé. Il faut dire que la réconciliation avec Israël a été annoncée durant la pandémie de Covid, en plein état d’urgence sanitaire et à un moment où l’État exerçait un contrôle inédit sur la population (confinement, contrôle vaccinal, surveillance des réseaux sociaux). À l’époque, sidération et passivité faisaient office d’opinion publique.
Très vite, les hauts fonctionnaires et les hommes d’affaires ont pris le relais de la décision politique, mettant en œuvre des accords dans différents domaines, de l’achat d’armes à l’investissement dans l’agriculture. L’ouverture d’une ligne aérienne directe entre Tel Aviv et Marrakech et l’engouement des touristes israéliens pour cette destination ont donné l’impression que tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes et qu’il était possible de faire l’économie d’un débat.
Une sorte d’ivresse flottait donc dans l’air, tant et si bien que le Maroc s’est cru enfin libéré de sa relation traditionnelle avec la France et l’Europe de l’Ouest. Désormais ami d’Israël, il n’avait plus besoin d’accepter l’arrogance de Paris ni de souffrir les sympathies d’une partie de l’establishment espagnol pour le Polisario. D’où peut-être l’audace de certaines postures diplomatiques marocaines à l’endroit d’Emmanuel Macron, mais aussi du gouvernement espagnol. En tout cas, telle est l’impression qui s’est diffusée dans l’opinion publique, ce qui a prolongé l’anesthésie injectée lors de la pandémie.
La fin de la parenthèse enchantée
Puis, vint le 7 octobre. Des colonnes de terroristes ont fait voler en éclats la parenthèse enchantée. Soudain il est devenu impossible de cacher les angles morts de la normalisation, à commencer par la relégation au second plan de la cause palestinienne. Faire un bout de chemin avec Tel Aviv nécessitait en effet que les diplomates marocains mettent ce dossier en dessous de la pile, sans quoi la relation bilatérale serait devenue une succession de reproches et de demandes d’explication, dont le seul effet aurait été de perdre de vue les intérêts marocains. Or, cela fait deux ans que les médias d’État développent la thèse du « en même temps » selon laquelle le Maroc peut être simultanément le meilleur ami des Palestiniens et le partenaire stratégique des Israéliens. Depuis le 7 octobre, l’illusion de l’équidistance s’est dissipée dans la poussière des bombes et des missiles.
Autre angle mort de la normalisation : la croyance selon laquelle le Maroc est une puissance régionale en formation disposant de marges de manœuvre significatives. Cette thèse imbibe la communication officielle, think tanks et universitaires inclus, pour qui la normalisation est un coup de génie. Alors qu’elle est aussi un aveu de faiblesse. Car au fond, le Maroc n’est pas assez puissant pour pouvoir faire admettre sans efforts aux Américains une évidence attestée par des siècles d’histoire, à savoir que le Sahara occidental est marocain. Pour faire reconnaître cela à Washington, Rabat a dû consentir un sacrifice, établir des liens avec Israël. L’opinion publique marocaine aurait gagné à comprendre que la normalisation est en réalité un remède amer, imposé par la première puissance mondiale.
On aurait pu lui expliquer aussi que l’Algérie est responsable de cette situation. Si Alger avait cessé d’héberger et de soutenir le Polisario, le Maroc n’aurait jamais eu besoin d’accepter le deal proposé par Trump. Si l’Algérie avait été un bon voisin, le Maroc serait probablement resté dans le camp des Palestiniens.
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Le narratif officiel a également évité le côté sentimental de la normalisation, lié à la part juive de l’identité marocaine. Le Maroc est une vieille terre juive dont sont issus presque un million de citoyens israéliens. Quand le Maroc discute avec Israël, il discute donc avec lui-même, avec des ministres et des députés d’origine marocaine. Quand le Maroc collabore avec l’État hébreu, il ne fait que renouer le lien avec ses enfants perdus de vue depuis l’exode des années 1960-1970. Et personne ne peut en vouloir à une famille de vouloir se réunir après une si longue séparation.
Pour avoir ignoré ces aspects, la communication officielle a évité de mouiller la population, préservant sa « virginité » puisqu’elle ne lui a jamais demandé de prendre position. L’homme de la rue n’a jamais eu à arbitrer entre « régler le problème du Sahara pour de bon » ou bien « rester fidèle aux Palestiniens ». Il n’a jamais été exposé aux réalités de la présence historique juive au Maroc, il n’en connaît que des bribes et ne se doute pas de la catastrophe économique, sociale et culturelle que le départ massif des juifs a causée. À la télévision et à l’école, on ne lui a parlé que du drame palestinien. Autant dire que sa capacité d’indignation est illimitée. Or depuis le 7 octobre dernier, celle-ci s’exerce librement. Une partie de l’opinion publique s’est emparée des réseaux sociaux pour appuyer le Hamas et exprimer son rejet de la normalisation. En face, personne pour répondre et contre-argumenter. Rien à dire ni à avancer. Dès que le temps de la propagande s’est achevé, dès que les courtisans se sont retirés, le silence s’est imposé. La normalisation s’avère être un objet fragile que le moindre petit caillou peut briser.
Nouveau départ
Cela dit, la mobilisation est relativement faible. En dehors des intransigeants, souvent issus de l’islam politique et de l’extrême gauche, la population générale se limite au service minimum. Au-delà de la dénonciation du sionisme sur internet, rien de concret ne se dégage sur le terrain. La manifestation du 15 octobre à Rabat n’a réuni que quelques dizaines de milliers de Marocains et la classe politique fait profil bas, n’ayant aucune envie de mettre de l’huile sur le feu.
Autrement dit, si le conflit se résorbe, par je-ne-sais-quel miracle, il est probable que le processus de normalisation reprenne. À faible allure et à bas bruit, selon un scénario à l’égyptienne où la coopération se limiterait aux services de sécurité et aux milieux diplomatiques. Et puis, avec le temps, elle étendrait son champ d’action à d’autres domaines. Mais, de toute façon, la normalisation demeurera fragile, la moindre explosion au Moyen-Orient a de quoi l’envoyer aux urgences.
Le seul moyen d’immuniser la normalisation serait de la rendre populaire, non comme un objet de désir mais comme un devoir auquel on s’astreint parce qu’il le faut, pour le bien du pays et au nom de la raison d’État. Exercice difficile, car il exige de mobiliser communicants, intellectuels et politiques dans un même effort pédagogique et d’influence. Exercice périlleux, car il expose aux arguments faciles des intransigeants. Mais, le jeu en vaut la chandelle, la réunion de l’élément juif et de l’élément musulman pouvant donner au Maroc un supplément d’énergie créatrice à même d’en faire un véritable pays émergent.
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