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Les cèdres qu’on abat


Les cèdres qu’on abat
Conférence de presse d'Alain Bifani, le directeur général du ministère des Finances démissionnaire, le 29 juin à Beyrouth © Hassan Ammar/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22468579_000002

Le Liban vit une double faillite, politique et économique


Dans un état critique depuis presqu’un an déjà, la situation économique du Liban ne cesse de se dégrader. À la fin de l’hiver, les réserves en devises n’étaient plus que de 20 milliards de dollars. Au mois de mars, pour la première fois de son histoire, le Liban a fait défaut sur sa dette extérieure. Rien que pour les importations annuelles libanaises de mazout, électricité, fuel, blé et médicaments, il faut 12 milliards de dollars à l’État. 

Le Liban n’a pas eu le choix – les créanciers attendront. Dans le pays, la situation est en passe de devenir intenable. En quelques mois, la monnaie locale s’est effondrée, faisant perdre aux Libanais plus de la moitié de leur pouvoir d’achat. L’association des banques a imposé aux déposants le rationnement des devises étrangères. Le chômage et la pauvreté explosent. 30% des Libanais étaient en dessous du seuil de pauvreté en octobre dernier ; ils sont aujourd’hui 55%, et on estime que le taux de chômage atteindra 75% à la fin de l’année. 

Si l’État arrive à tenir certains des engagements – comme celui de payer les agents du service public – c’est en faisant appel à la planche à billets.

Réformes promises

Début mai, aux abois, le gouvernement a adressé une demande d’assistance financière au Fonds monétaire international (FMI), premier pas vers une restructuration de la dette publique, en accord bien entendu avec les créanciers. La dette libanaise était estimée fin 2019 à 92 milliards de dollars (176 % du PIB) et le gouvernement estime les besoins de financements externes immédiats à 10 milliards de dollars, en plus des 11 milliards de dollars de prêts et de dons déjà prévus en échange de réformes structurelles exigées par plusieurs pays, dont la France, lors de la conférence des bailleurs de fond organisé à Paris au printemps 2018 (CEDRE). Des réformes promises mais jamais engagées. 

Le gouvernement, représenté jusqu’à fin juin par des hauts fonctionnaires et des conseillers honnêtes et professionnels, a présenté au FMI un tableau réel de la situation et un plan de sortie équitable. En face, une partie des parlementaires libanais s’est mobilisée pour remettre ces données en question

Entretemps, depuis le début des négociations avec le FMI, le taux de change de la livre libanaise est passé d’environ 3 500 à 10 000 livres/dollar sur le marché noir, très loin du taux officiel et théorique de 1 507,5 livres, en vigueur depuis 1997. Les conséquences sont dévastatrices et l’aggravation de la situation financière est telle que même l’importation de fuel est affectée. Certaines régions commencent à connaitre des coupures de courant. En diminuant la consommation, l’épidémie de Covid-19 a certes retardé l’échéance, mais depuis mai, la dégradation est rapide et les réserves de la Banque centrale (BDL) ne peuvent assurer la totalité des besoins vitaux du pays. Le FMI semble être le dernier espoir. Mais ces derniers jours, plusieurs indices indiquent que la position libanaise n’est pas claire.

Quelque chose ne tourne pas rond. La démission fin juin du directeur général du ministère des Finances, le numéro deux du ministère, Alain Bifani, en atteste. Nommé en 2000, jouissant d’une excellente réputation de grand serviteur de l’Etat, il a expliqué lors d’une conférence de presse le 29 juin qu’il « refuse d’être complice de ce qui se passe », estimant que le Liban était aujourd’hui dans une « impasse »

Les forces de l’injustice

Selon lui, le problème n’est pas le plan de sauvetage économique (dont il est un des principaux auteurs), qui a été adopté par le gouvernement et sert de base à la demande d’aide financière auprès du FMI. Il accuse ceux qu’il appelle « les forces de l’injustice » de s’être « liguées pour faire avorter le plan de sauvetage économique du pays ». Il affirme qu’un « conflit oppose les bénéficiaires du système à ses victimes ». « Le Liban, a-t-il ajouté lors de la conférence, a élaboré un plan acceptable, d’autant qu’il est devenu évident que cette fois-ci, il est impossible pour le pays d’obtenir de l’argent sans la mise en œuvre d’un grand plan de réformes ». Par « réformes » il faut comprendre : qui est responsable du problème et qui va payer ? 

Bifani mentionne le recouvrement « des fonds volés à hauteur de 10 milliards de dollars », précisant que « depuis fin 2018, 18,3 milliards de dollars ont été sortis des banques, sans compter les intérêts qui représentent 30 milliards de dollars, dont la plupart proviennent de comptes supérieurs à un million de dollars ». Le plan adopté par le gouvernement libanais exige la levée du secret bancaire sur les fonds transférés à l’étranger. Les grandes fortunes ont bénéficié pendant des années de taux d’intérêt défiant toute concurrence. Un certain nombre d’acteurs a pillé – plus ou moins légalement – le Liban en bénéficiant d’un taux d’intérêt particulier et surtout en achetant avec leurs livres libanaises des dollars bon marché avant de les planquer à l’étranger. Il n’est pas très difficile de les identifier : il suffit de voir qui essaie de faire échouer les négociations avec le FMI et pourquoi : l’Association des Banques du Liban (ABL), ainsi que la commission parlementaire des Finances et du Budget. 

Certains proposent à présent la conversion des dépôts en livres libanaises et le gel de l’argent des déposants. Trop facile ! Ceux qui ont converti leurs livres à un taux très favorable, il y a deux ou trois ans, avant de transférer leurs capitaux hors du pays, exigent aujourd’hui que ceux qui ont toujours leur argent au Liban soient soumis à une dévaluation forcée qui diminuerait drastiquement la valeur de leur épargne. 

Braquage à la libanaise

Comme si cela ne suffisait pas, dans son plan alternatif, l’ABL propose de combler la dette grâce à la vente des réserves d’or de la Banque Centrale, les propriétés immobilières de l’État ou la façade maritime du pays (c’est écrit noir sur blanc dans le rapport) ! Ce qui fait dire à l’ex-conseiller du ministre des Finances Henri Chaoul : « Après avoir conduit le plus grand système de Ponzi de l’Histoire, au niveau national, le Liban s’embarque dans le plus grand braquage au monde : une vente des actifs de l’État et une vente de l’or au profit des 1% des gens les plus riches. »

Selon Wiam Wahhab, ancien ministre druze, Bifani aurait « reçu des menaces de la part d’un chef de parti qui a des centaines de milliers de dollars gelés dans les banques et qui lui a expliqué que cet argent appartenait aux membres de sa communauté ». Le ministre des finances libanais Ghazi Wazni, chargé de piloter les négociations, reste vague. Sa position est délicate. Nommé le 20 janvier dernier sur la recommandation du président du parlement Nabih Berri, Wazni était pendant longtemps le conseiller économique de ce dernier…  On s’en doutait. Le « système » politique libanais est bien impliqué dans ce pillage organisé de l’économie nationale. Il peut être même sa matrice.

Le FMI estime que les vrais chiffres sont ceux du plan présenté par le gouvernement, et il considère ce plan comme une bonne base de travail. Mais l’organisation a exprimé des doutes. Son porte-parole, Gerry Rice, est allé jusqu’à appeler les négociateurs libanais à présenter une position unie sur la question des pertes financières pour avancer sur le sujet crucial des réformes… et même la directrice générale de l’organisation, Kristalina Georgieva a décidé de s’exprimer publiquement pour pointer le nœud de l’affaire libanais : « Le cœur du problème, c’est de savoir si des objectifs communs peuvent être trouvés dans le pays afin de lancer une série de mesures qui seront très difficiles, mais nécessaires ». 

Henri Chaoul, qui a été le premier à démissioner de l’équipe libanaise des négociations en claquant la porte, accusa la classe politique de vouloir empêcher un accord avec le FMI qui « leur imposera de faire des réformes et de mettre la main à la poche pour payer une partie de l’addition que coûtera le redressement du pays ». C’est bien la question du partage des pertes qui braque de nombreux membres de l’élite politique et financière libanaise. Le gouvernement, représenté jusqu’à fin juin par des hauts fonctionnaires et des conseillers honnêtes et professionnels, a présenté au FMI un tableau réel de la situation et un plan de sortie équitable. En face, une partie des parlementaires libanais s’est mobilisée pour remettre ces données en question. Alignés sur les banques, la BDL et certains acteurs du secteur privé, ils reprochent au gouvernement d’avoir surévalué les pertes…

Le travail de Bifani reconnu par le FMI

Cependant, ni la démarche ni les chiffres des parlementaires ne semblent avoir convaincu le FMI. Celui-ci rejette l’approche comptable proposée permettant de dissimuler l’importance des pertes. Et puis, le FMI n’accepte pas non plus la proposition des parlementaires d’utiliser les actifs de l’État pour refuser une recapitalisation des banques. Utiliser les actifs de la nation libanaise pour payer des dettes dont les responsables sont les membres de l’élite économique et politique du pays n’est pas accepté.

Le FMI a répété à plusieurs reprises que les estimations du gouvernement étaient globalement alignées aux siennes. Une manière de donner raison aux trois mille fonctionnaires du ministère des Finances qui ont fait ce travail (conseillés par la banque Lazard), et à leur directeur Alain Bifani. 

Dans cette bataille qui s’est engagée depuis la double démission de Chaoul et Bifani, les adversaires ne se cachent plus. Jeudi dernier dans une émission politique sur la chaîne de télévision MTV, Elie Ferzli, le vice-Président du Parlement (et membre du conseil d’administration d’IBL, Intercontinental Bank of Lebanon), a déclaré : « Il faudrait mettre en prison Alain Bifani et ces quatre salauds de conseillers » avant d’avouer dans la même émission que : « Oui, nous sommes le parti des banques. » 

Trente ans après la fin de la guerre civile, le système politique libanais né en 1989-1992 de l’accord de Taïf est aujourd’hui en banqueroute. Il ne s’agit plus de trouver des compromis improbables et des formules magiques de quadrature de cercle mais de sortir son chéquier. Et ce n’est pas une fête des comptables mais un véritable moment révolutionnaire :   le partage de la facture suivi par celui de la richesse nationale sont la base du futur système politique libanais.    



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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