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La laitière et l’étudiant de Sciences-Po

Le billet du vaurien


La laitière et l’étudiant de Sciences-Po
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Le billet du vaurien


Ne vous attendez pas à ce que je vous  énumère les amours que je n’ai pas vécues, même si ce sont sans doute ceux qui ont le plus compté pour moi et que, même arrivé au terme de ma vie, je n’arrive pas à les oublier. Notamment celle de Maya Oesch, quinze ans, que j’avais invitée au cinéma Palace à Lausanne pour voir Manina, fille sans voiles, un des premiers films de Brigitte Bardot. Bien des années plus tard, je recevais à Paris une lettre de Maya qui regrettait que je ne l’eusse pas embrassée. J’étais alors trop orgueilleux pour prendre ce risque, et c’est un autre homme qui la serrera de près dans un autre cinéma, venant ajouter un chapitre glaçant à l’histoire des amours que je n’ai pas vécues. J’aurais au moins appris que Maya, en sanskrit, signifie illusion…. et les illusions m’auront-elles enseigné que la possibilité d’une réalisation improbable est déjà une forme de plaisir.

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Arrivé au terme de ce paragraphe, le lecteur un peu futé aura perçu un pastiche de Marcel Proust. Je lui dois tout – ou presque tout. Mais de nouveaux manuscrits inédits sont encore là pour m’enchanter. Notamment celui où il observe que chaque fois où il lui était impossible de suivre une femme, notamment parce qu’il était en compagnie de sa grand-mère, il en passait presque immédiatement une autre encore plus jolie et qu’il regardait s’éloigner, impuissant et enchaîné à quelque nécessité maudite, avec l’anxiété où nous laisse la fuite à tout jamais d’un bonheur inconnu. Jamais, nous confie le jeune Marcel, je n’ai reconduit une vieille dame chez elle sans croiser une laitière de dix-sept ans qui s’en allait, élancée et rieuse, remarquant mon regard, ralentissant sa marche ou même tournant imperceptiblement la tête. 

Mais l’expérience lui a appris – et nous a appris à nous tous fidèles lecteurs de Proust- que dans quelque direction qu’il se lance après avoir abrégé les adieux à la vieille dame, il ne retrouvera jamais la jolie laitière de dix-sept ans. Ainsi en va-t-il de nos amours qui, pour une raison que nous ne comprendrons jamais, nous laissent épuisés et hagards, ce qui est sans doute encore préférable à ce qui serait advenu à supposer qu’elle nous ait suivi dans notre studio. Il m’est arrivé aussi dans ma jeunesse de parvenir à mes fins – ce n’était pas une laitière, mais une coiffeuse – et de l’avoir abandonnée par un stupide préjugé de classe : un étudiant à Sciences Po ne se commet pas avec une shampouineuse. J’étais encore plus con que je ne l’imaginais. Je ne l’ai jamais retrouvée et c’est ainsi que la vie nous punit. Elle s’appelait Marianne Schoch. Mon seul espoir est qu’elle n’ait pas échappé à Marcel Proust et que, comme la jeune laitière, elle figure dans les soixante-quinze feuillets inédits conservés par Bernard de Fallois et publiés par Gallimard.

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