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L’empathie, le massage et la littérature

« Au commencement était l’émotion. » Céline


L’empathie, le massage et la littérature
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Si la pratique du massage pour les tout petits donne, paraît-il, de bons résultats quant à l’empathie ainsi dégagée, on peut s’interroger sur ce que donnerait ce genre de pratique avec des classes d’âges plus élevées et, surtout, on doit se demander qui a eu l’idée folle d’inventer des méthodologies d’une sécheresse abominable pour rendre compte de ce qu’on appelait la littérature et qui avait pour vocation, entre autres, de nous permettre de nous identifier aux autres…


On a donc appris que pour remédier à l’absence d’empathie de nos chers bambins monstrueux (c’est-à-dire à la capacité de ressentir ce que vivent d’autres et à percevoir leurs besoins), l’Éducation nationale envisageait que les élèves pratiquent sur leurs camarades un massage qui devrait ensuite les détourner de l’envie de les cogner. Outre que je ne suis absolument pas sûre que pareil procédé produise pareil résultat, il pose quelques problèmes pratiques :

– Doit-on masser son camarade assis à côté de soi, ou toute la classe ? Auquel cas, ça risque de prendre du temps et d’empiéter sur le cours de manière significative.

– Et les élèves des autres classes, on les masse aussi ? Autrement dit, il y aurait une séance matinale de massage collectif dans la cour de récréation qui pourrait assez vite dégénérer en attouchements en tous genres. Est-ce qu’on y gagnerait la fameuse empathie ? Pas sûr.

La mise en place d’une pratique dont les effets ne sont pas garantis et dont les conséquences pourraient même s’avérer problématiques (Mdame ! Il m’a massé le sein gauche!) n’est donc pas d’une totale évidence.

Sauvageons

Je remarque, avant de creuser la chose, qu’on n’a pas parlé de compassion ; terme sans doute trop empreint de religiosité et qui exigerait un peu trop de nos chers bambins barbares. Car la compassion franchit un seuil supplémentaire : compatir, comme son nom l’indique, suppose de pouvoir partager la souffrance d’un autre et entraîne une pitié qui dispense de lui fracasser le crâne à coups de pied à la récré, sans intention de le faire, bien sûr, mais en le faisant quand même. Mais soyons réalistes, et contentons- nous de l’empathie …

Ce qui est extraordinaire est la propension qu’a l’école à poser des rustines là où elle a fait ses propres trous. Car, enfin ! il y avait quelque chose, autrefois, qui créait de l’empathie, voire même de la compassion, et cela s’appelait la littérature ; celle qu’on lit enfant, adolescent et adulte. Lorsque la fillette que je fus tombait sur une histoire à la Dickens ou à la Hugo, et qu’elle s’identifiait à Cosette  maltraitée par les Thénardier, elle pleurait. Elle pleurait et souffrait pour cette enfant du fait même de l’identification à l’autre qu’entraîne la lecture. Elle continue d’ailleurs, de pleurer mais pas que. Elle continue de lire et de rencontrer dans les livres « des autres que soi » dont elle découvre les sentiments et les sensations, les désirs et les rêves, les angoisses et les tourments, les joies aussi.

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Car la lecture est à la fois la découverte d’autres mondes que le sien (intérieurs compris) et la possibilité de se mettre à la place de ceux qui les habitent. Mais ça, c’était avant, quand on ne pensait pas que l’émotion était dépassée et qu’il fallait privilégier la sèche, très sèche méthodologie formaliste dont j’ai déjà eu l’occasion ici de dire tout le mal que j’en pense, et qui vous réduit un texte à des séries de marqueurs d’énonciation (m’, moi, ma, je) pour dire que le texte est écrit à la première personne par exemple. C’était au temps où l’on pensait que la compréhension comptait ! Et qu’un jeune homme venu passer un oral blanc sur la scène d’exposition dans Ruy Blas, ne vous disait pas, d’entrée de jeu :
– D’abord, il y a le schéma spatio-temporel…
– C’est-à-dire ?…
– Eh bien, au début de la scène, la porte est ouverte et à la fin de la scène la porte est fermée…

J’avais failli lui dire qu’il pouvait en faire autant, mais vu qu’il tremblait comme une feuille, j’avais procédé autrement et lui avais demandé de me lire la scène et de me dire ce qu’il en avait compris.

La littérature dans des cases

Les tableaux avec marqueurs d’énonciation ne parviendront jamais à émouvoir l’élève un seul instant. Je me souviens d’une jeune fille de première venue me trouver à l’étude avec un tableau à remplir qui m’avait donné la nausée. Il s’agissait de l’avant-dernière scène de Cyrano ; celle où notre héros blessé mortellement vient trouver Roxane pour lui demander s’il peut lire la dernière lettre de Christian. Et, alors que la nuit tombe, Cyrano continue de lire à voix haute une lettre qu’il ne peut plus voir, mais il n’en a nul besoin puisque c’est lui qui l’a écrite et qu’il la connaît par cœur. J’ai toujours aimé cette pièce de théâtre car elle privilégie le son sur l’image et que dans cette scène, c’est la nuit qui éclaire… Roxane :
«  Comme vous la lisez, sa lettre !
(…)
«  Comme vous la lisez … cette lettre !
(…)
«  D’une voix…
(…)
Mais… que je n’entends pas pour la première fois !
(…)
«  C’était vous !

Et même si je ne raffole pas des mots savants, je vous accorde volontiers le fameux oxymore :
« Oh, la généreuse imposture !

Nous l’avions lue ensemble, cette scène et cette lettre, Sarah et moi. Je faisais Cyrano pour la circonstance et nous avions pleuré de concert. Elle m’avait dit alors : « Ah, mais c’est tout à fait autre chose de l’étudier ainsi ; de la lire à voix haute !  Là, le texte me touche, Madame ! » Et depuis quand un texte doit-il faire autre chose ? Depuis trente ans qu’on l’assassine.

Alors, c’est d’une ironie diabolique que de vouloir susciter l’empathie de nos chers bambins qui s’en trouvent dépourvus, pour d’autres raisons aussi bien sûr, car on peut compter sur les écrans qui déversent horreurs en tous genres regardés d’un air détaché pour annihiler toute empathie, écrans dont j’ai toujours dit qu’ils devaient être radicalement supprimés dans l’enceinte de l’école ; au moins là ! Mais tout de même, avec le sort fait à la littérature, avec ces méthodologies qui réfutent toute subjectivité, l’identification possible aux personnages n’existe plus. C’était elle qui faisait l’empathie ! C’était elle qui donnait à un enfant la possibilité de se mettre à la place d’un autre ! L’imposture ici, malheureusement, n’a rien de généreux ; elle est à la fois dramatique et dérisoire. Alors, l’école qui devrait balayer devant sa porte et retrouver le goût des Humanités persiste à bricoler en nous pondant un nouvel évangile : « Massez-vous les uns les autres… » Et en masse de préférence. Amen !




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Professeur de lettres modernes à la retraite, ayant enseigné dans le 93.

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