Jean Vautrin est mort


Jean Vautrin est mort

Jean Vautrin

Je me souviens des tout premiers romans noirs (néopolars si vous y tenez) que j’ai lus, disons en classe de 1ère, au début des années 80, et qui m’ont fait comprendre qu’une chose aussi importante que la poésie, se jouait de ce côté-là. Il s’agissait, par ordre d’apparition dans ma bibliothèque de jeune homme, de O dingos, ô chateaux ! de Manchette (Carré noir et silhouette de Marlène Jobert en fuite sur la couv’), La nuit des chats bottés de mon très cher et regretté Frédéric Fajardie (Néo, illustration de Claeys), Pour venger Pépère d’ADG, (Série noire en poche, avec l’affreux macaron photographique sans compter la pub pour les Bastos en quatrième de couv’ – ça se fume encore des Bastos ?) et Bloody Mary de Vautrin (Livre de Poche, fille à oilpé blonde assez choucarde dans une baignoire mais je ne suis plus très sûr, pour la baignoire).

Malgré les différences de tempérament et de style, on sentait que la rage de ces quatre écrivains là,  une rage qui n’excluait jamais ces faux jumeaux que sont l’humour et la mélancolie, demeurait la meilleure façon de traverser les années 80 qui s’annonçaient comme « la décennie du grand cauchemar » comme a dit François Cusset.

Leur colère, née dans les seventies et qui s’était fait les griffes sur la connerie à front de taureau de la France pompidolo-giscardienne, était l’héritière des utopies perdues après Mai 68. Même pour ADG, ce délicieux royco-facho qui lui aussi avait rêvé jeune homme de communautés anar de droite façon Micberth et pour qui le bonheur, comme dans un roman de Jacques Perret, aurait ressemblé à une ferme fortifiée avec des filles, des armes et du vin de Loire. Mais c’était une colère qui allait aussi me servir, à moi et à quelques autres de ma génération, à affronter, le sourire aux lèvres pour masquer  notre nausée, la grande trahison du socialisme de gouvernement et l’avènement totalitaire du fric-roi, de la compétition comme mode de vie et de la trouille du chômage de masse comme méthode de gouvernement.

J’ai bu avec Frédéric Fajardie et ADG qui ont été, à des degrés divers, des amis. J’ai raté Manchette de peu et je n’ai fait que croiser Vautrin. Ca n’ira donc pas plus loin puisqu’il vient de mourir à 82 ans, ce 16 juin 2015, à Gradignan. C’est dommage, j’aurais pu lui demander le secret pour entretenir ou ressusciter la flamme contestataire, violente et soyeuse qu’on trouvait dans le polar français de cette époque-là. Après, Vautrin était devenu un écrivain sérieux en décrochant le Prix Goncourt en 1989 avec Un grand pas vers le bon dieu. Mais il avait toujours gardé, outre ses activités de scénariste sous son vrai nom, Jean Herman, l’amour de la littérature populaire, cette gourgandine mal peignée aux yeux trop grands qui vous plonge dans des insomnies heureuses : on lui doit ainsi une saga sur la Commune, Le cri du peuple, adaptée en BD par Tardi ou, à quatre mains avec Dan Franck, Les aventures de Boro reporter  qui mettent en scène un Rouletabille nouvelle manière traversant les années trente et quarante en une demi-douzaine de romans, qui vont de la montée du nazisme à la création de l’état d’Israël en passant par la Guerre d’Espagne.

Mais rien ne vaudra, tout de même, le choc opéré par Bloody Mary, A bulletins rouges, Billy-ze-Kick ou Groom, quand Vautrin tirait sur tout ce qui bougeait : les grands ensembles, le racisme émergent, les flics ripoux, les élus compromis ou les gauchistes en rupture de ban. On n’est pas prêt d’oublier, en plus, cette écriture parfaitement maitrisée au point de pouvoir mettre en scène, comme dans Billy-ze-Kick, Julie-Berthe, une gamine qui zozote et qui est aussi délurée que Zazie, avec père flic qui lui raconte des histoires monstrueuses pour l’occuper, histoires qui finissent par arriver dans la réalité.

Bref, dans ces romans de Vautrin qui sentent bons les R16 et les flippers, il y en avait pour tout le monde alors qu’aujourd’hui, on aura beau dire, il n’y en a plus pour personne.

*Photo : ANDERSEN ULF/SIPA/Vautrin_23/1412031344

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