Islam de France: l’autocritique est-elle licite?


Islam de France: l’autocritique est-elle licite?

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Jeudi 10 décembre, Porte de la Villette, Paris 19e arrondissement. À l’extérieur du grand hangar qui fait office de mosquée (voir encadré), un hurluberlu distribue des tracts de la Bible de Joachim, « dernière révélation » après l’Ancien Testament, l’Évangile et le Coran. Mais l’islam de France n’a pas besoin de nouveaux prophètes, bien plutôt un examen de conscience. Cela tombe bien, Larbi Kechat, recteur de la mosquée Ad-Da’wa (« la prédication »), organise une conférence sur le thème « Comment faire société ? Quel avenir pour l’islam de France ? ».

Sans vouloir noircir le tableau, reconnaissons qu’il y a le feu au lac : avec 1 700 jeunes Français formant le plus gros contingent occidental de l’État islamique, un Conseil français du culte musulman aussi inepte qu’inaudible, une jeunesse avec ses aînés comme avec son pays et une rue musulmane déboussolée par la vague salafiste, les modérés ont du pain sur la planche. Et savent qu’ils ne pourront plus s’en sortir par des pirouettes telles que « Pas d’amalgame, le terrorisme n’a rien à voir avec l’islam », car même si l’arbre djihadiste cache une forêt de musulmans paisibles, selon la formule d’Abdennour Bidar, on se demande « quel est l’état réel de la forêt dans laquelle un tel arbre peut prendre racine ». [access capability= »lire_inedits »]

Histoire de dégager quelques pistes de réflexion, le gratin de l’intelligentsia musulmane réformiste a répondu présent : le recteur de la mosquée de Bordeaux Tareq Oubrou voisine avec le théologien Ghaleb Bencheikh, l’islamologue Rachid Benzine, le Frère musulman repenti Farid Abdelkrim et, cerise sur ce gâteau œcuménique, le prêtre catholique Christian Delorme, compagnon de route de la Marche des Beurs en 1983. Une foule bigarrée de quelque cent cinquante curieux s’est pressée dans la salle. On y reconnaît aussi bien des jeunes femmes voilées black-blancs-beurs que des immigrés de la première génération couverts d’un bonnet de prière, ou des quidams vêtus comme vous et moi.

Un mois après les attentats de Paris, le fond de l’air est maussade. Le modérateur du débat, notre ami Antoine Menusier, met d’emblée les pieds dans le plat : comment les imams peuvent-ils mettre de l’ordre dans les hadiths (dits et faits prophétiques attribués à Mahomet) qu’invoque l’État islamique pour légitimer ses crimes ? Bonne surprise, Tareq Oubrou répond cash : « Il faudrait mettre de l’ordre dans la pensée. Les problèmes que posent les hadiths sont déjà dans le Coran. » Autrement dit, rien ne sert de créer une religion d’amour et de tolérance versets à l’appui puisque d’autres sourates peuvent légitimer le recours au terrorisme. L’important n’est pas tant le texte sacré en lui-même que l’usage qu’on en fait – et les joyeux drilles du Petit journal de Canal + exhibant des passages bibliques venimeux devraient se le tenir pour dit : si, lecture à l’appui, l’Ancien et le Nouveau Testaments se révèlent aussi criminogènes que le Coran, loués soient les juifs et chrétiens qui, pour l’immense majorité, ne font pas de mal à une mouche !

Question exégèse islamique, il y a encore du boulot. En Renan musulman, Oubrou exhorte ses coreligionnaires à lancer une grande réforme intellectuelle et morale afin de rendre le message islamique conforme à notre époque. « En somme, le Coran alternatif », comme le faisait dire Audiard à Belmondo dans Le Guignolo. Mais on n’est pas là pour rigoler. Et l’imam bordelais insiste sur la nécessité de forger une « nouvelle doctrine herméneutique » apte à défricher la brousse des versets. Dans ce qui ressemble à des joutes polies entre docteurs en philosophie, Oubrou et Benzine citent Hegel et en appellent à « un tiers, une médiation scolastique » entre le croyant et le Coran de façon à éviter « l’accès sauvage au texte ». Le clerc girondin renchérit : « Le simple fidèle n’a pas le droit d’accéder au texte quand il ne maîtrise pas les disciplines classiques (histoire, linguistique, philosophie, mais aussi les sciences exactes. » S’ils étaient appliqués, de tels critères réserveraient la lecture du Coran à un quarteron de Prix Nobel ! Surgit donc la question à mille euros, qu’Antoine Menusier ne manque pas de poser : « En France, qui a autorité pour le faire ? » Silence gêné. Démunis, la plupart des imams se contentent d’administrer le culte au quotidien, sans autre ambition intellectuelle.

Soudain, la lumière n’est plus. Extinction générale des feux. Un frisson d’effroi parcourt l’assistance : les musulmans balisent comme les autres. Fausse alerte, le disjoncteur avait lâché. Comme par enchantement, le débat reprend dès que la salle s’illumine. Après quelques développements savants et un hommage au maître de céans, Larbi Kechat (« le premier imam que j’ai entendu parler de Dieu en français quand j’étais étudiant », dixit Oubrou), la polémique s’envenime lorsque Ghaleb Bencheikh prend la parole. Le spécialiste du fait religieux se dit « fatigué » après chaque attentat à force d’entendre le « pas d’amalgame des hiérarques de l’islam », avant de s’exclamer : « Si, ça a à voir avec l’islam ! Du Nigeria aux Philippines, des vies sont fauchées au nom de notre tradition religieuse. Nous sommes malades, il faut le reconnaître pour guérir. » Il y a bel et bien quelque chose de pourri dans l’oumma mondiale. Avec courage, Bencheikh fustige la complaisance et la lâcheté de « tous ceux qui ont béni les attentats suicides depuis vingt ans ». Si ce n’est pas une condamnation bienvenue du propalestinisme aveugle de la rue musulmane, ça y ressemble fort…

Sous les fourches Caudines de l’autocritique collective, les imams ne sont décidément pas à la fête ce soir. L’ancien chef des jeunes de l’UOIF Farid Abdelkrim (voir notre entretien p. -) en remet une couche avec son accent faubourien de Gavroche des cités : entre des jeunes incultes et non politisés d’un côté, des imams aux sermons « 100 % en arabe » de l’autre, l’incommunication est totale. Le bourbier profite aux bricolages théologico-identitaires, sur fond de sauce salafiste, qui mènent les plus paumés des jeunes musulmans tout droit vers Daech. « Si l’entrée était payante et la présence non obligatoire, il n’y aurait pas un péquin au sermon du vendredi ! », raille Abdelkrim. Sa descente en flèches du ritualisme musulman bigot jusqu’à l’absurde (« On a même des sex-shops halal ! Arrêtez de nous prendre pour des idiots ! ») lui vaut un tonnerre d’applaudissements.

Mais les musulmans ont assez parlé aux musulmans. Et trop vigoureusement. Place à un prêtre catholique, le « curé des Minguettes », Christian Delorme, pour passer un peu de pommade sur leur coulpe endolorie. Trente-deux ans après la Marche des Beurs qu’il co-initia, l’ecclésiastique lyonnais a conservé le même logiciel antiraciste. Mélange d’œcuménisme lénifiant (« il faudrait plus de chrétiens dans les mosquées et plus de musulmans dans les églises »), de relativisme mielleux (« l’évangélisme américain vaut parfois certains discours musulmans ») et d’autoflagellation (« l’Église a mis 1 700 ans pour renoncer à son mépris des juifs »), son discours de l’excuse fait mouche. À l’entendre, on apprend que les manuels scolaires ne permettent pas « aux petits Rachid » de s’identifier aux grands hommes, malgré toute la bonne volonté de la ministre Vallaud-Belkacem pour colorer les programmes. Pas étonnant que certaines têtes brunes préfèrent entrer dans l’Histoire à Raqqa plutôt que de vivre au pays du Front national et de la haine de l’Autre. La repentance, une charité chrétienne devenue folle ?

La séance des questions du public dévoile la popularité à géométrie variable de cette imprécation. Sans s’embarrasser de détails, en bon émule de son président Jakubowicz, un militant non-musulman de la LICRA aux cheveux blancs s’égosille : « Le vrai sujet, c’est le racisme qui touche les musulmans. Je trouve le score du FN aux régionales tout aussi grave que les attentats du 13 novembre. » La mollesse des applaudissements a de quoi rassurer.

Dans le même esprit, beaucoup invoquent le prêche antiraciste du Père Delorme pour dénoncer « le procès de l’islam » intenté « à chaque attentat ». Les plus geignards insinuent presque que le terrorisme n’est « qu’un juste retour de bâtons » provoqué par l’exclusion et l’islamophobie : de quoi exaspérer Farid Abdelkrim (« Je connais des chômeurs miséreux qui ne font de mal à personne »). Une quadra brune, les traits maghrébins, au visage découvert et à l’élocution impeccable, appelle même à « culpabiliser les journalistes et les médias islamophobes » (Valeurs actuelles, Le Point, suivez mon regard…), non sans consentir à une certaine autocritique. La critique de l’islam ne serait ainsi recevable qu’en vase clos : faut-il donc psalmodier qu’il n’y a de Dieu que Dieu et que Mahomet est son messager pour avoir le droit de l’ouvrir ?

À l’applaudimètre, ce genre de posture victimaire dispute la première place aux discours autocritiques. Singulièrement, les spectateurs fustigeant le masochisme « anti-islam » des orateurs appartiennent aux deuxième et troisième générations immigrées. Les « darons » venus du bled ne disent mot, semblant tantôt acquis à un examen de conscience collectif, tantôt adeptes de l’excusisme cher au Père Delorme.

Pris dans cette lutte des âges, quelques convertis de 35-40 ans saluent les discours venus de l’estrade « qui sonnent vrai ». Ainsi de ce libraire néomusulman depuis quinze ans qui appelle de ses vœux la création d’une union des transcourants des intellectuels mahométans – Frères musulmans, salafistes et réformateurs mêlés. Son cri du cœur – « on veut un islam français et une exégèse contemporaine, pas une lecture du viie siècle ! » – mériterait d’être entendu pour faire émerger une véritable représentation musulmane. Et c’est ainsi qu’Allah serait grand en République.

 

Mosquée Ad-Da’wa : le Tanger de la discorde (encadré)

La mosquée Ad-Da’wa est à l’image de l’islam de France : désorganisée et en chantier. Que l’un des plus grands centres islamiques de l’Hexagone soit à la fois un haut lieu du dialogue interreligieux et le foyer de propagation de la filière « des Buttes-Chaumont » – rendue tristement célèbre par les frères Kouachi – laisse songeur. Sise 39, rue de Tanger, dans le 19e arrondissement de Paris, la mosquée de la Prédication s’est installée en 1979 à l’emplacement des entrepôts Bouchara, accueillant jusqu’à trois mille fidèles le vendredi, dont certains échappaient totalement au contrôle de l’imam Larbi Kechat.

Forte de son succès, la communauté islamique locale a engagé des travaux de modernisation et d’agrandissement de l’édifice religieux en 2006. Mais des dissensions au sein de l’association culturelle islamique provoquent démissions et exclusions en série : « On n’a pas réussi à collecter les 18 millions d’euros nécessaires au projet. D’anciens dirigeants sont entrés en conflit avec le cheikh Kechat après la découverte de malversations. Ils ont voulu l’écarter pour pouvoir gérer les finances comme bon leur semblait », explique Ibrahim Sorel Keita, porte-parole du Comité citoyen de soutien à la mosquée Ad-Da’wa. Les frondeurs ne sont qu’une poignée, mais soutiennent l’occupation du chantier par des dizaines de croyants, dont certains ignorent tout de l’affaire.

Aucune des décisions d’expulsion ordonnées par la justice n’ayant été exécutée, le squat de la rue de Tanger se poursuit tandis que les fidèles de Larbi Kechat prient dans le vaste hangar de la Porte de la Villette. L’état d’urgence attendra.[/access]

*Photo : Pixabay.

Janvier 2016 #31

Article extrait du Magazine Causeur



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