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Ils ont tué Derrick


Ils ont tué Derrick

Fallait-il en arriver là ? Etait-ce bien raisonnable ? Pouvaient-ils agir moins froidement, avec un peu plus de tact et d’humanité ? N’auraient-ils pas dû laisser le vieil inspecteur passer un dernier Noël parmi les siens ? Longtemps on se posera la question et, d’ici deux ou trois siècles, elle prendra place parmi les grandes énigmes de l’histoire de France, aux côtés du Masque de Fer, du Collier de la Reine et des Frais de bouche de Jacques Chirac : pourquoi ont-ils tué Derrick ?

Stephan Derrick a été pendant vingt-cinq ans le premier flic du monde, un alter ego de James Bond (la vodka-martini en moins). Son jeu d’acteur faisait l’admiration de tous, ses cascades rendaient Rémy Julienne blême de jalousie et il dissimulait sous son élégant imperméable les atouts du plus grand serial lover de tous les temps. Combien de caissières de chez Karstadt ont un jour pensé, fermant les yeux, serrant les dents, que c’était la chaleur du souffle du beau Derrick qu’elles sentaient dans leur cou, et non celle de leur chef de rayon dont le râle maintenant s’étouffait au fond de la réserve. Du glamour, jamais du glauque : c’était tout Derrick !

Pourtant, réduire le célèbre inspecteur à un simple physique ne serait pas lui rendre justice. Tout le monde en convient : les deux pêches qui lui servaient d’yeux cachaient sous leurs paupières tombantes un irrésistible humour. Les films de ce boute-en-train un peu fantasque procuraient même à ses fans un je-ne-sais-quoi de joie de vivre. Une équipe de chercheurs, qui aurait bien mérité le Nobel de médecine, a démontré en 1999 que Derrick concourait à lutter contre toutes les formes de dégénérescence liée au vieillissement : les scientifiques firent visionner d’une seule traite les 281 épisodes du feuilleton à 48 pensionnaires d’une maison de retraite des environs de Leipzig. Soit 11 jours 12 heures et 15 minutes sans interruption ! Eh bien, le taux de suicide dépassa les 75 % dès le premier jour.

La vie de ce bienfaiteur de l’humanité a pris fin samedi à Munich. On a vu sortir trois hommes de chez lui, c’était déjà trop tard. Froids et résolus, ils avaient agi. Le premier portait un survêtement noir siglé d’un mystérieux Sporting Club de Meaux. Le second avait en main un programme télé qu’il essayait de réécrire. Le comportement du troisième larron surprit encore plus les témoins : on le vit frapper à toutes les portes du voisinage pour claquer une bise à chaque vieille dame allemande qui lui ouvrait.

Evidemment, l’affaire est bien trop grave pour que je me risque à fournir aucun nom ni aucun indice sur les auteurs de ce forfait. La déontologie journalistique elle-même m’interdit d’enfreindre la présomption d’innocence qui convient en France à tout condamné à mort qui n’a pas encore eu la tête tranchée.

Je ne peux que constater une chose : la disparition soudaine de Derrick dans la fleur de l’âge en a arrangé certains. Le corps de l’inspecteur n’était pas encore froid qu’à l’Assemblée nationale la réforme de l’audiovisuel public était votée… Vous ne voyez aucun lien entre les deux événements ? Moi, je suis trop cartésienne pour croire aux coïncidences.

Quel était le problème avec cette réforme ? Le grisbi. A France 3, on dénonçait la manœuvre sarkozyste qui visait à supprimer les recettes publicitaires pour diminuer les budgets de l’antenne. Les débats auraient duré un peu plus longtemps, on aurait vu Noël Mamère réclamer un minimum de quatre coupures publicitaires par film. Rien que pour renforcer le service public.

Mais une fois Derrick mort, plus aucun problème financier ne se pose : depuis vingt-cinq ans c’était la seule dépense de la chaine… Quand je dis qu’il n’y a que l’achat des épisodes de Derrick qui coûtait quelque chose, j’exagère un peu : le feuilleton Plus belle la vie doit bien aussi coûter un peu à France 3. Mais ce n’est pas sûr : vu la gueule de fin de mois que tirent les acteurs de cette série, ça m’étonnerait qu’ils soient payés. A moins qu’ils ne soient tous atteints d’une maladie qui empêche de rire – je sais : aucune maladie ne fait rire, sauf les panaris mal placés qui indiquent quand même que vous fourrez vos doigts dans des endroits pas possibles.

D’ailleurs, côté endroits pas possibles, Noël Mamère n’a plus qu’une chose à faire : rentrer à Bègles et y célébrer le mariage posthume de Derrick et de Maigret. Ça n’aurait aucun intérêt, sauf celui de mettre un peu de gaieté dans les histoires du couple franco-allemand.

Janvier 2009 · N°7

Article extrait du Magazine Causeur



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Née à Stuttgart en 1947, Trudi Kohl est traductrice, journaliste et romancière. Elle partage sa vie entre Paris et le Bade-Wurtemberg.

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