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Histoire de Vampires Chinois


Histoire de Vampires Chinois
Festival d'art de Pékin, Dahanzi.
Festival d'art de Pékin, Dahanzi.

Quand on connait un peu la prose cauteleuse ou zélatrice de la plupart des spécialistes de la Chine en France, on ne peut qu’apprécier l’énergie courageuse avec laquelle Luc Richard, qui vit en Chine, et Philippe Cohen, rédacteur en chef de Marianne2, décrivent la montée en puissance de l’Empire du Milieu, rebaptisé pour le besoin de leur démonstration « Vampire du Milieu ». Après leur essai au vitriol de 2005, La Chine sera-t-elle notre cauchemar ?, les deux compères en remettent une couche aujourd’hui, et quelle couche ! De l’exploitation féroce de sa population jusqu’à l’enthousiaste complaisance occidentale, et singulièrement française, pour la propagande chinoise, en passant par le pillage néo-colonialiste de l’Afrique, tout y passe, et contribue à dresser le tableau d’une Chine capitaliste et dictatoriale qui constituerait autant qu’un pays, un produit monstrueux de la mondialisation post-occidentale. La création un peu partout dans le monde, y compris en France, de communautés chinoises qui vivent chichement et besogneusement sur la bête locale, mais culturellement « hors-sol », est à cet égard révélatrice d’une certain état d’esprit propre à la mondialisation économique et financière: on nomadise, à coup de voyages en avion, de téléphone portable et de transactions commerciales ou financières, mais en aucun cas on ne se mélange. On reste plus que jamais sur son quant-à-soi identitaire. Au-delà d’un exotisme de pacotille qui ailleurs que dans les cœurs occidentaux s’essouffle rapidement, le temps de la fascination ouverte pour les cultures autres est passé. En ce début de XXIe siècle marqué par le triomphe de la mondialisation (ce vieux produit de l’esprit d’aventure européen qui remonte au moins au XVIe siècle) si tout le monde ou presque souhaite vivre en Occident, personne ne veut plus, au moins explicitement, « devenir occidental », malgré le mot d’ordre du grand penseur japonais Fukuzawa Yukichi, qui en 1885 promettait au Japon de quitter l’Asie arriérée pour rejoindre le courant civilisateur européen.
 
Pays riche, armée puissante

C’est aujourd’hui un autre mot d’ordre de l’époque Meiji japonaise que les Chinois ont adopté : « Fukoku Kyohei », ou « Pays riche, armée puissante ». Ce slogan, s’il est indubitablement passé par le Japon, trouve son origine dans les chroniques chinoises anciennes, et l’honneur de l’empire du milieu, qui ne supporte guère que l’on souligne ses multiples emprunts au modèle japonais est ainsi sauf. « Pays riche, armée puissante », tel est donc le programme crypto-japonais de la Chine contemporaine, qui trancherait drôlement parmi une réunion d’eurocrates à Bruxelles. Mais les auteurs de cette implacable réquisitoire contre la « sino-béattitude » qu’est « le Vampire du Milieu » soulignent à quel point cette nouvelle richesse ne saurait être considérée comme celle du peuple chinois : le régime communiste accapare presque systématiquement, aujourd’hui encore, les produits de l’ouverture du pays aux investissements étrangers. Depuis longtemps on s’imagine en Occident que les Chinois suivront ce que nous considérons être notre modèle politique, démocratique et (relativement) égalitaire. Mais ce n’est pas ce que les « pays émergents », que nous devrons bientôt rebaptiser, nous autres membres de pays aux économies exsangues, « pays submergeants », voient d’abord en nous. Ceux-ci nous considèrent avant tout comme des pays ayant développé leur puissance technologique, militaire et économique au-delà de tout ce que l’humanité avait connu jusque là. Et c’est cela que la Chine se propose aujourd’hui d’imiter « avec des caractéristiques chinoises », c’est-à-dire sans la démocratie. Seule notre puissance lui paraît digne d’imitation, nos institutions ne sont pour le régime chinois qu’un modèle à ne pas suivre, qui mène aujourd’hui la Thaïlande (par exemple) au bord de l’anarchie. Il ne faut vraisemblablement pas compter sur le peuple chinois pour que s’impose en Chine une démocratisation à l’occidentale : contrairement à ce qui se passe en France la pensée dominante y est au diapason du pouvoir, et la critique des gouvernants (chinois) est un sport peu pratiqué de nos jours place Tiananmen. En Chine, depuis 1989, la peur s’est substituée à l’esprit critique.
 
Le péril est-il jaune ?

Dans leur ouvrage précédent, Richard et Cohen ne se faisaient guère d’illusion sur la démocratisation et l’augmentation du niveau de vie en Chine que les chantres de la mondialisation heureuse nous promettaient. On ne peut pas dire que depuis 2005 l’évolution du mastodonte chinois leur ait donné tort. A l’époque, les illusions relatives à une hypothétique convergence démocratique et économique de la Chine avec l’Occident étaient largement répandues parmi les opinions publiques occidentales, les économistes mainstream et même la plupart des spécialistes de la Chine. Cela allait de soi : avec le temps les Chinois nous ressembleraient, ils deviendraient de gentils citoyens du monde rassasiés qui voteraient social ou libéral-démocrate aux élections et délocaliseraient leur production dans les pays pauvres avant de fonder une ONG de protection des éléphants d’Afrique et du thon rouge de méditerranée. Que reste-t-il de ces belles illusions? Pas grand-chose. Aujourd’hui chacun assiste effaré ou enthousiaste au tsunami chinois (ça se dit haixiao en bon mandarin) dans les domaines économique, diplomatique, et culturel. La Chine devient un acteur écrasant de la mondialisation et on ne peut pas dire que son soft power soit très soft. Encore quelques années de Hu Jintao ou de son successeur probable Xi Jinping[1. Sans langue de bois excessive, il « stigmatisait » l’année dernière lors d’un déplacement en Amérique centrale, ces « étrangers gavés qui critiquent la Chine ».] et les plus antiaméricains des altermondialistes finiront par regretter la superpuissance bushienne.
 
Mais ceux qui comme Luc Richard et Philippe Cohen décrivent sans fard la montée en puissance de la Chine s’exposent à une critique redoutablement efficace : celle de verser dans ce qu’on a appelé au début du XXe siècle « le péril jaune ». Dans un chapitre très éclairant les auteurs décrivent ainsi leurs déboires à la sortie de leur précédent livre. Lorsqu’ils détaillaient dans les médias la montée en puissance chinoise, ils devaient souvent faire face à un interlocuteur qui les « regardait avec un petit sourire entendu, un sourire de psy au coin des lèvres : « Ah, je vois, le péril jaune ». Ce que je vois pour ma part grâce à Cohen et Richard c’est à quel point aujourd’hui, dans les relations entre la Chine et l’Occident notamment, l’antiracisme routinier empêche de penser. La Chine aujourd’hui est obsédée par la puissance et le rattrapage de l’Occident. Ce n’est pas être xénophobe que de le constater. Prédation économique, intimidation diplomatique ou militaire, les moyens de la puissance importent peu, tant que cela marche. Un partie de l’Europe, celle, mondialisée, qui a l’illusion d’en être, est quant à elle paralysée par une forme de fascination un peu naïve, coupable à force d’être naïve, pour cet « eldorado chinois ». Les 700 000 ouvriers, agents de maitrise et cadres qui ont perdu leur emploi en France dans le secteur industriel du fait des délocalisations en Chine depuis dix ans sont vraisemblablement un peu moins enthousiastes.
 
L’offensive chinoise

Cohen et Richard décrivent l’offensive d’une ampleur incroyable à laquelle se livrent les services de renseignements chinois pour capter la technologie occidentale et influencer les esprits de nos pays. Des politiques, des économistes de premier plan et d’innombrables cadres supérieurs font l’objet d’approches de la part des espions chinois qui sont parvenus en quelques années à faire de belles prises parmi les élites occidentales. Mais l’amour de la Chine de ceux que les auteurs appellent les « sino-béats » ne doit pas tout à l’efficacité des services chinois. Il entre aussi beaucoup de snobisme antifrançais dans ce phénomène. L’attachement à la France a été depuis quelques décennies ringardisée et le maoïsme des élites étudiantes et universitaires de Mai-68 s’est peu à peu diffusée dans la société pour culminer dans la sinophilie un peu niaise du manager en voyage d’affaires. Si le prix d’un voyage en business class doit être une ultime délocalisation en Chine, peu importe. Les beaufs français ne se trouveront pas plus mal en préretraite qu’à râler devant des machines obsolètes pour un salaire d’au moins mille euros, exorbitant selon les normes chinoises. Et les Chinois, n’est-ce pas, ne méritent pas moins que nos grands pères de trimer sur des lignes de production pour des salaires de misère. On connait la chanson.
 
Une nouvelle trahison des élites françaises ?
La rationalité économique, celle qui met en avant les faibles coûts de la main d’œuvre chinoise, ne constitue qu’un aspect de « l’aventure chinoise » que se raconte les hommes d’affaires des groupes industriels. Chesterton décrit dans son ouvrage récemment réédité Hérétiques à quel point il est difficile de composer avec l’humanité proche, la famille, nos compatriotes anonymes. Les hommes d’affaires qui dirigent les groupes industriels qui investissent en Chine, ne sont rien d’autre dans une perspective chestertonienne, que des lâches qui fuient « la rue où ils sont nés » pour les facilités de l’exotisme chinois. Au loin leur vie devient intéressante. Dans le contact avec celui qui nous est proche et de ce fait même douloureusement différent, nous apprenons les leçons « amères et fortifiantes » enseignés par le commerce avec autrui. Dans l’exotisme de la différence radicale et des images d’Epinal l’humanité concrète disparait, et nous nous reposons. Mais le réveil risque d’être brutal, et les mésaventures récentes de Danone ou de Schneider sont là pour en témoigner. André Gorz a décrit le processus par lequel le capitalisme s’est renouvelé dans les services au cours des années 1970 : l’entreprise industrielle, dans laquelle cohabite de façon hiérarchique l’ouvrier, l’agent de maitrise et le cadre est devenue peu à peu invivable en Occident. La diversité qu’un hasard que Chesterton appelle divin nous a imposée, nous la célébrons abstraitement, mais nous la détestons dans la vie concrète. Il nous faut fuir par tous les moyens la triviale réalité des négociations syndicales et des mesquineries de la vie de bureau : « l’aventure chinoise » de nos business men est l’un d’entre eux. Cette scission psychologique de l’élite à l’égard du peuple français qui se traduit concrètement sur le plan politique par la création de l’Europe, signe la disparition de l’entreprise industrielle qui reprenait (en l’adoucissant, grâce à la promotion) à travers ses structurations hiérarchiques le monde l’Ancien Régime. En fuyant dans les réseaux numériques, qui n’ont de sociaux que le nom, en idolâtrant le lointain abstrait et en ringardisant le proche concret, nous disons adieu au monde incarné qui fut le nôtre pendant des millénaires. C’est aussi une explication des délocalisations chinoises. Nous nous laissons aspirer par cet « empire du milieu » qui est pour nous un milieu hors-sol, désincarné. La rhétorique des cadres et patrons sino-béats est à cet égard édifiante. Leur discours est plein d’exclamations trahissant une admiration bêtasse pour les buildings très très hauts et les autoroutes très très longues que construit la Chine aujourd’hui, comme s’il s’agissait de fuir le monde réel et de se réfugier dans un monde infantile fait de maquettes futuristes et d’abstractions mortifères.

LE VAMPIRE DU MILIEU: Comment la Chine nous dicte sa loi

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Pulvériser les discours lyriques sur l’ouverture de la Chine pour donner à voir la réalité de ce pays, c’est la grande vertu de l’ouvrage de Cohen et Richard.



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Florentin Piffard est modernologue en région parisienne. Il joue le rôle du père dans une famille recomposée, et nourrit aussi un blog pompeusement intitulé "Discours sauvages sur la modernité".

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