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«Il y avait un aspect sorélien dans les gilets jaunes»

Entretien avec Rodolphe Cart, auteur de Georges Sorel, le révolutionnaire conservateur (La Nouvelle librairie, 2023)


«Il y avait un aspect sorélien dans les gilets jaunes»
D.R.

Une biographie de Georges Sorel (1847-1922), grand théoricien politique français, auteur de « Réflexions sur la violence » et inventeur de la notion de « grève générale », est publiée


Causeur. De Georges Sorel, on se souvient d’un marxiste un peu étrange, qui a au moins autant intéressé l’extrême droite que l’extrême gauche. Dix ans après sa mort, l’URSS et l’Italie mussolinienne ont proposé d’offrir un monument à côté de sa tombe. Ça démarrait mal pour entrer au panthéon du cercle de la raison cher à Alain Minc, n’est-ce pas ?

Rodolphe Cart. C’est peu de le dire… Si Sorel revenait à notre époque, il est certain qu’il serait une cible de choix pour les membres du « cercle de la raison ». Il l’a même déjà été, en 1981, lorsque Bernard-Henri Lévy a sorti son livre L’idéologie française. Dans ce livre qui, on peut le dire, est authentiquement anti-français, Sorel est considéré, excusez du peu, comme l’un des « princes du pétainisme ouvrier ». Cela étant, il faut avouer que le rejet serait réciproque puisque la figure du pseudo-intellectuel était l’une des bêtes noires de Sorel – dont Alain Minc ou BHL sont de parfaits exemples. L’auteur des Illusions du progrès n’avait pas de mots assez durs pour vomir cette « engeance ». Il affirmait que donner le pouvoir aux réformistes, aux intellectuels et aux politiciens, revenait à promouvoir la corruption du corps prolétarien et à retarder la révolution sociale. Lui et son disciple, Édouard Berth, expliquaient très bien qu’il y avait deux noblesses : celle de « l’épée » et celle du « travail ». Il était dans le camp des prolétariens et en appelait au « réveil de la force du sang contre l’or ». De telles positions placent d’emblée Sorel en contradiction totale avec tout ce que représente désormais la gauche libérale, cosmopolite et bourgeoise.


Vous montrez que ses influences se situent chez Marx, chez Proudhon, mais aussi chez Bergson et Nietzsche, auxquels il reprend le vitalisme. Ce mélange hétérodoxe n’a-t-il pas nui à l’établissement d’un catéchisme facile à retenir pour le plus grand nombre ?

Effectivement, cet éventail / épouvantail de « maîtres » aussi différents ne pouvait pas aboutir à l’élaboration d’une doctrine claire, systémique. C’est même cet aspect touffu, quasiment inextricable, qui a fait dire à Lénine que Sorel était un auteur « brouillon ». De son vivant, Sorel est plutôt lu comme un chroniqueur qui porte un regard sévère – mais souvent juste – sur la société. Aussi, il faut s’entendre sur un élément capital le concernant : il ne cherchait pas à avoir des disciples mais seulement des condisciples. « J’engage avec mon lectorat, note-t-il dans la préface de la Ruine du monde antique, une conversation familière ; je lui soumets des idées et je le force à penser à son tour, pour me corriger et pour me compléter ». Sorel n’a jamais aspiré à devenir un dirigeant de parti ; il ne rêvait aucunement des futures statues érigées à sa gloire. C’est un grand travailleur qui ne cherchait pas la lumière.

Le plus intéressant dans son histoire, c’est que cet ingénieur des Ponts et Chaussées – qui avant tout était destiné à une vie bien rangée – soit entré au panthéon des figures révolutionnaires en devenant l’inspirateur, du moins dans l’ordre des idées, de nombre de figures politiques radicales. À mon avis, et bien que sa pensée mérite des efforts pour être bien comprise, ce quiproquo devrait intéresser un esprit un tant soit peu curieux. Il y a un aspect exceptionnel, aventurier, et insolite dans ce technocrate qui devient « le plus grand théoricien politique français depuis la fin du XIXe siècle » (Julien Freund).

Vous passez rapidement sur sa jeunesse monarchiste. Comment passe-t-on, entre le Second Empire et la troisième République, du monarchisme au socialisme ?

Vous avez raison de rappeler que ce parcours est étonnant, riche en rebondissements. Tout d’abord, gardons en tête que Sorel est semblable à tous les autres hommes : il est avant tout « victime » de son milieu. Le milieu d’origine de Georges Sorel est plutôt celui d’une petite bourgeoisie teintée de culture catholique et légitimiste. Même s’il demeure toute sa vie agnostique, il vit, comme chaque Français de l’époque, dans un environnement où les traditions chrétiennes sont encore très fortes et présentes dans la vie de tous les jours. De plus, son grand amour, Marie David, est une catholique fervente.

Élément intéressant, en plus de conserver ce lien au catholicisme, c’est aussi sa compagne qui va le sensibiliser, en partie, aux préoccupations sociales – elle-même provenait de la classe basse et pauvre. Autre chose d’importance, à l’époque, l’Église possède une doctrine sociale symbolisée par l’encyclique Rerum novarum, signée par Léon XIII en 1891. Aussi tout le combat de Rome contre la modernité, la souffrance du peuple ouvrier et le libéralisme débridé, est porté par de grands penseurs comme Albert de Mun ou Frédéric Le Play – que Sorel lit et critique. Tout cela a préparé le « terrain » chez lui pour recevoir une doctrine sociale nouvelle ; et on comprend tout de suite mieux pourquoi la découverte de Marx fut une de ses grandes révélations intellectuelles. Pour le Normand (il est originaire de Cherbourg), le marxisme demeura longtemps l’unique solution capable de répondre, avec l’avènement de la société industrielle et capitaliste, aux transformations sociales sans précédent qui s’annonçaient. Seule la doctrine de Marx pouvait permettre l’apparition d’une philosophie nouvelle, d’un droit audacieux et d’une morale inédite. Sorel a même pu dire qu’il voyait, dans le marxisme, la « plus grande innovation dans la philosophie depuis plusieurs siècles ».

Vous expliquez que Sorel est un pessimiste, peu porté par l’idée de progrès en général dominante à gauche. Son pessimisme ne le rapproche-t-il pas de l’ambiance fin de siècle, marquée par le décadentisme, Huysmans, Bloy, le pessimisme de Gustave Le Bon face à la nature humaine ?

Oui, forcément, il y a de ça. L’autre élément qui pourrait expliquer son pessimisme repose dans le fait qu’il fut un homme déçu par toutes les causes qu’il avait fait siennes. Tout d’abord, il est monarchiste et souhaite voir le retour sur le trône du comte de Chambord – on connaît la suite avec l’affaire du drapeau blanc. Plus tard, il est partisan de Dreyfus puis devient, après l’avortement des changements sociaux qu’annonçait un tel évènement, un anti-dreyfusard rabique – il règle ses comptes avec certains dreyfusards dans un texte ravageur, en 1909, intitulé La révolution dreyfusienne. Aussi l’homme à l’origine du mythe de la grève générale verra la mutation, détestable selon lui, de la doctrine autonomiste du mouvement syndicalisme révolutionnaire vers le « caniveau » des compromissions de la social-démocratie. Enfin, lui qui avait fondé ses derniers espoirs du côté des nationalistes et monarchistes – il était très attentif aux mouvements qui agitaient la jeunesse -, regrettera amèrement que ces derniers rejoignent l’union sacrée de la Première Guerre mondiale.

En revanche, il faut tout de suite préciser que Sorel méprisait les penseurs qui avaient, selon lui, abîmé le pessimisme, et aux premiers rangs desquels il mettait les romantiques et poètes. Sur leur cas, il disait même que ces hommes « qui n’étaient pas toujours forts à plaindre, se prétendirent victimes de la méchanceté humaine, de la fatalité ou encore de la stupidité d’un monde qui ne parvenait pas à les distraire ». Contre le romantisme et l’idéalisme, le pessimisme sorélien se lève comme une ode virile et supérieure à la vie. Sorel blâmait les romantiques du XIXe siècle qu’il considérait comme des âmes efféminées se plaignant de leur sort face à la « méchanceté humaine », à la « fatalité » et à la « stupidité du monde ».

Vous montrez que sur les questions morales, il est bien plus proche du sévère Proudhon que de Charles Fourier, partisan de la liberté en amour. A-t-il comme Proudhon son musée des horreurs, son placard à citations misogynes et antisémites ?

S’il ne faut rien occulter de ses déclarations, ne comptez pas sur moi pour faire la chasse à la déclaration que les censeurs de notre époque de béni-oui-oui pourraient trouver licencieuses, dangereuses, ou même scandaleuses. Il faut se remettre dans le contexte d’une ambiance où l’on échangeait, par articles interposés, avec la même violence que des hussards qui se battent en duel à coups de sabres. Alors oui, il est vrai que c’est un temps où l’on essentialise (on écrit aisément : le Bourgeois, le Juif, la Femme, l’Allemand, etc.), et où l’on discrimine et attaque l’autre parti sans prendre de gants. Néanmoins, je pense que le discrédit jeté sur notre homme vient plutôt du travail des historiens – notamment à Zeev Sternhell – qui ont tiré des conclusions hâtives et dommageables sur les penseurs, les mouvements politiques et les doctrines développés de cette époque. Pour eux, il fallait absolument condamner la base doctrinale (critique des Lumières, de la République et de la démocratie) qui avait permis les soi-disant prémisses idéologiques des différents fascismes. Souvent repris à des fins politiques, ces travaux, très largement critiqués depuis, ont permis à certains intellectuels mal intentionnés – on pense bien évidemment à BHL – d’interdire la lecture ou l’évocation de certains penseurs désormais « maudits ». Aussi, qui pourra nier que la gauche s’est faite experte de l’exclusion et de l’ostracisation de certains penseurs ?

Peut-on classer Sorel comme le premier des confusionnistes, pour reprendre l’expression de Philippe Corcuff, ces gens de gauche qui finissent par parler comme les gens de droite ?

Sur cette question, il faut faire intervenir Jean-Claude Michéa qui explique très bien que les premiers socialistes, anarchistes ou syndicalistes, répugnaient très largement à se dire de gauche. Par exemple, Marx et Engels ne se sont jamais définis comme à gauche, tout comme les répressions les plus féroces visant la classe ouvrière furent l’œuvre de gouvernements de gauche : celle du général républicain Cavaignac en juin 1848, suivie par celle menée par Adolphe Thiers lors de la Commune.

Je souscris aussi à une autre thèse de Michéa expliquant que c’est à l’occasion de l’affaire Dreyfus que le gouvernement, au nom de la « défense républicaine » contre les forces réactionnaires (la Droite, l’Armée, l’Église), a réussi ce tour magistral de composer une alliance entre la gauche libérale et bourgeoise et le mouvement socialiste et ouvrier. L’auteur de L’empire du moindre mal montre ainsi cette absorption des forces de gauche par la république : « C’est ce compromis – vécu, au départ, comme purement provisoire – qui constitue non seulement le véritable acte de naissance de la gauche moderne mais également, par la force des choses, l’un des points d’accélération majeurs de ce long processus historique qui allait peu à peu conduire à dissoudre la spécificité originelle du socialisme ouvrier et populaire dans ce qu’on appellerait désormais le « camp du Progrès ». »

Si Sorel « tombe dans le panneau » de cette alliance, il reviendra dessus pour démontrer quels dangers futurs cela représentait pour le mouvement social. Puisque ce « mariage » de circonstances se plaçait sous l’égide de la philosophie des Lumières, des valeurs de la Révolution et des droits de l’homme, ce ne fut donc pas une surprise de constater la conversion progressive de la gauche française au libéralisme, au parlementarisme et à la démocratie représentative. Sorel n’est donc pas à proprement parler une figure de gauche – ce qui invalide le constat de Corcuff.

On a voulu voir dans le mouvement des gilets jaunes quelque chose de sorélien, peut-être parce que le mouvement échappait aux syndicats classiques, et donc à tout contrôle. En même temps, le mouvement avait lieu le samedi, jour généralement chômé, on était loin de la grève générale prônée par Sorel. Va-t-on vraiment connaître un moment sorélien dans les années à venir ?

Attention sur une chose concernant Sorel : s’il défend une certaine forme de violence, il condamne aussi la violence gratuite, sans but. Pour lui, la violence et le mythe politique marchent de manière dialectique. Vous avez raison quand vous dites qu’il y avait un aspect « sorélien » dans les gilets jaunes avec ce large mouvement de révoltes et d’affrontements – deux camps clairement définis s’opposaient chaque week-end -, néanmoins, Sorel aurait sûrement regretté cette incapacité à se structurer et à déterminer des objectifs clairs à prendre. Cette aporie s’explique par l’absence de mythe général et mobilisateur – concept sorélien par excellence – qui devait donner cette impulsion pour mettre les énergies en mouvement.

Nous connaîtrons des moments soréliens si des mythes mobilisateurs de résistance au système arrivent à se propager largement dans la société. Pour qu’il y ait des moments de révoltes, il faut que des hommes soient plongés dans un nouvel univers mental ayant pour objectif de les pousser à l’action, de les animer d’un esprit guerrier. En revanche, le mythe n’est pas l’utopie. Il est une arme sociale, une pratique mise en place par ses promoteurs dans une lutte journalière. Le mythe, contrairement à l’utopie, déchaîne les passions, la haine et l’amour dans des proportions inégalables. Il est le seul capable de faire apparaître, pour un mouvement politique, cette dyade de la réussite ou de la mort.

Pour réussir, un mythe doit faire naître une scission – mot qui est d’une importance capitale pour Sorel – débouchant sur des confrontations réelles pour que puissent s’« allumer les mèches de la révolte ». La violence porte ce rôle de purificateur et d’entretien de la « flamme insurrectionnelle » ; celle qui maintient la division entre deux camps ennemis. Qui vivra, verra…




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Professeur démissionnaire de l'Education nationale

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