Pour Harold Hyman, le nouvel essai de l’historien et géopolitologue Jean-Baptiste Noé, rédacteur en chef de Conflits, montre que l’Europe doit faire face à la réalité du déclin, aux mirages de l’universalisme naïf et à la quasi-omniprésence de la guerre. Pourtant, cet ouvrage aussi érudit que synthétique véhicule un message globalement positif: tout n’est pas encore joué et l’Occident peut reprendre en main son destin.
Relier, ou du moins exposer, tous les aspects de la vision d’un monde occidental en déclin, voilà le but que s’est assigné Jean-Baptiste Noé dans cet ouvrage qui fait défiler Thucydide, Keynes, Bainville et Xi Jinping. L’auteur nous fait réfléchir aux villages de vacances ou à la géoéconomie du blue jean, et nous fait douter de l’Europe, de la défense et de la Françafrique. Le monde que nous avons connu est en déclin. Désormais il faut définir ce qui décline, et pourquoi cela reste incompris. Noé puise chez de nombreux auteurs, et nous nourrit de cartes originales.
L’ouvrage commence avec une saine révision du cadre de la géopolitique : une façon d’appréhender le monde des interactions réelles entre puissances. Jean-Baptiste Noé nous rappelle que la géopolitique n’est pas simplement le mélange de la géographie et de l’histoire politique. Les pensées humaines sont à l’œuvre, les volontés nationales sont bien présentes. Les théories géopolitiques des Grecs, de l’amiral Mahan, le penseur de la puissance navale dans l’histoire, et de Mackinder le père de la théorie du Heartland et tenant de la supériorité du terrestre sur le naval, sont passées en revue et traitées pour ce qu’elles sont : des outils d’ambitions nationales et impériales.
Le livre se fonde sur un pessimisme raisonné : tout finit par le déclin d’un ordre préexistant. La guerre est toujours présente et il y a toujours une manifestation d’un déclin. À dessein, Jean-Baptiste Noé casse de nombreux a priori. « Les démocraties, écrit-il, pratiquent abondamment la guerre, pour répandre leurs valeurs et leur modèle politique ». Cela, et les conquêtes coloniales, rebutaient ses guides que sont Tocqueville, Bastiat et Frédéric Guizot. Ou encore : dans l’Europe contemporaine, la guerre est bel et bien présente depuis la Deuxième Guerre mondiale. Les démocraties qui croient en l’universalisme européen sont obligées de nier l’existence de la guerre sur notre sol, alors que les nations qui n’y croient pas exaltent le facteur unificateur national de la guerre.
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Le rapport États-Unis – Russie n’a pas résisté aux engrenages d’affrontement. Aucune des deux puissances n’a voulu œuvrer pour un condominium en Europe de l’Est (Jean-Baptiste Noé n’utilise pas ce mot, mais l’idée est présente), et la prérogative que se donnait l’État russe pour dominer l’Ukraine reposait sur quelques réelles raisons historiques. Mais Jean-Baptiste Noé sait apprécier les changements chez les peuples : quels que furent les arguments autour de la proximité entre Russie et Ukraine, cela n’a plus d’importance puisque le peuple ukrainien se forge son identité nationale dans l’adversité.
La faiblesse des puissances européennes sur leur continent est avérée. Cette guerre montre aussi que « l’Europe de la défense » est un mirage. C’est pourquoi l’armée européenne que certains voudraient bâtir existe déjà selon l’auteur : c’est l’OTAN. Pourquoi créer d’autres structures quand l’OTAN convient parfaitement à la plupart des pays d’Europe ne disposant pas d’armée de rang mondial et ne souhaitant pas investir dans la mise en place de celle-ci ? Que Washington continue à accorder de l’importance à l’OTAN montre qu’en dépit du basculement stratégique vers l’océan Pacifique, l’Europe conserve un grand intérêt à ses yeux, relève Jean-Baptiste Noé.
Mais quel est l’enjeu de l’Europe aux yeux des Européens, si déshabitués à penser la guerre sur leur continent ? Outre l’Ukraine et la Russie, il y a l’enjeu maritime. En Méditerranée, l’OTAN est certes présente et l’UE tente de se protéger du flot migratoire, mais cela semble très insuffisant. Erdogan joue sa partition en solo, et seule la France lui donne la réplique. La marine française est la seule en Europe à vouloir mener des actions. C’est peu pour assurer le contrôle d’une zone aussi vaste, ce qui démontre une fois encore la vacuité du concept de défense européenne. Jean-Baptiste Noé souligne aussi le caractère tendu de la Mer Noire, disputée entre l’OTAN, la Russie et la Turquie, et il nous rappelle cependant que la puissance maritime française ne valorise pas assez Djibouti, ou la Nouvelle-Calédonie, comme points d’appui pour la France.
Concernant les migrants, Jean-Baptiste Noé se repose sur les rapports d’Europol. Les vagues migratoires soulèvent des questions de frontières, d’accueil, de police pour les expulsions, de mafia pour les passeurs, d’ONG pour l’aspect délétère de leurs bonnes intentions, d’égoïsmes intra-européens, et d’islamisation rampante dans un contexte de dénatalité des Européens devenus ce que Jean-Baptiste Noé ne formule pas tout à fait : des autochtones.
On retrouve Samuel Huntington dans cet ouvrage, le penseur du Choc des civilisations et le nouvel ordre mondial, qui avait vu juste selon Jean-Baptiste Noé : les guerres sont des manifestations de différences de civilisation. L’universalisme – encore lui – empêche de le comprendre.
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Jean-Baptiste Noé aime à mettre en valeur, sans s’en cacher, le travail de tel ou tel auteur, ce qui confère un caractère de recueil à certains chapitres. Relevons parmi d’autres John Garnaut, spécialiste anglophone de la Chine communiste moderne. Pour ce dernier, le PCC se défend contre l’« infiltration culturelle négative ». La Chine n’est pas invincible car déjà les Routes de la Soie sont trop étendues. De manière originale, Jean-Baptiste Noé ne semble pas sûr que la République Populaire de Chine puisse directement envahir et encore moins occuper la totalité de Taiwan.
En ce qui concerne l’Afrique, le continent africain s’émiette tout seul, le Nigéria est miné par le djihadisme mafieux, l’Éthiopie se défait suite aux conflits ethniques mortifères. L’Afrique ne serait pas rentable pour les investisseurs étrangers, hormis dans le secteur des ressources premières. Il est temps pour la France, qui a davantage d’échanges avec la Belgique qu’avec toute l’Afrique, de sortir de son tropisme africain.
L’ouvrage aborde également le domaine de la géoéconomie. Un peu péremptoire, mais clair, Jean-Baptiste Noé déclare que les analystes restent attachés aux notions de planification étatique sur le mode keynésien, même si « le keynésianisme a pourtant toujours échoué ». L’auteur s’intéresse même à la manière de consommer irrationnelle des Occidentaux, qui ont mondialisé la fabrication du blue jean, et créé de faux paradis touristiques à l’attrait irrésistible.
Conclusion forte de Jean-Baptiste Noé : « La parenthèse universaliste est refermée. L’histoire continuera de s’écrire, avec la plume et avec l’épée. La grande leçon de la géopolitique c’est que la vie est un vouloir. Il n’existe nul obstacle climatique ou géographique, il n’existe nulle histoire écrite à l’avance ». Et c’est plutôt positif.
Le Déclin d’un Monde, géopolitique des affrontements et des rivalités, de Jean-Baptiste Noé, éd. L’artilleur, 288 p., 2022, 22€.
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