Vitoux chez les Ludovisiens


Vitoux chez les Ludovisiens
(Photo : Hannah Assouline)
(Photo : Hannah Assouline)

Quai de Conti, on ne badine pas avec la géographie. Pas de littérature sans topographie, pas de roman sans lieu précis. Le dernier récit de Frédéric Vitoux ne nous emmène pas chez les Papous, mais île Saint-Louis, en plein cœur de Paris. Les insulaires des quais de Seine sont une peuplade lointaine qui méritait son traité d’anthropologie. Pour observer les mœurs et coutumes des Ludovisiens, l’académicien a pris position Au Rendez-vous des Mariniers, un bistrot restaurant situé 33, quai d’Anjou qui a fermé ses portes en 1953.

L’immortel étant né en 1944, il lui aurait été difficile d’évoquer ses souvenirs de zinc alors qu’à cet âge-là, il ânonnait rosa rosam rosae dans l’appartement familial. Les Vitoux ont toujours habité le quartier, étrange tête de pont d’un Paris fantomatique, badigeonné à l’encre amère de Simenon. Quand les ouvriers n’avaient pas encore été évincés au-delà des fortifs, ce coin réunissait bateliers, artisans, petits commerçants, travailleurs, blanchisseuses, bourgeois et artistes. Une population hétéroclite et représentative d’un certain état d’esprit français. C’était avant l’éventrement des Halles, avant la gentrification et les palais orientaux. Vitoux, archiviste mélancolique et prodigieux conteur, rebâtit ce troquet à partir de références littéraires et de recoupements historiques. « Qui furent les clients, les familiers, les propriétaires du Rendez-vous des Mariniers, durant son histoire ? N’aimerais-je pas enfin leur donner à chacun une chance, les voir vivre, vieillir, s’affronter, espérer ? » s’interroge-t-il.

Une devanture se patine au fil des années et une clientèle se façonne sous la férule de patrons successifs. Vitoux réussit à passionner ses lecteurs en narrant le quotidien de ce restaurant ouvrier de 1904 à 1953 où les couverts étaient en métal, l’addition à l’ardoise et la cuisine roborative.[access capability= »lire_inedits »] Le charme du livre, son savoureux fumet, s’exhale grâce à l’enchevêtrement des personnages illustres et anonymes. Qu’y a-t-il de commun entre Mme Lecomte, celle qui donna l’âme à ce lieu, et Jean de La Ville de Mirmont mort en 1914, entre cette tenancière solidement arrimée à son comptoir et Dos Passos ? Le midi, son affaire remplit les estomacs des manuels, le soir, la jeunesse intellectuelle américaine (Sylvia Beach, Hemingway, Joyce, etc.) s’encanaille. Le livre d’or de ce Hollywood-sur-Seine atteste même la présence de Douglas Fairbanks.

En 1928, les Lecomte revendent leur affaire aux Guérineau. Après les Années folles, cette famille originaire d’Anjou (hasard ou coïncidence) va continuer d’accueillir la fine fleur des lettres françaises jusqu’à ce fameux dîner du 23 mars 1933. Céline, Mauriac et Fernandez à la même table. Puis, le Rendez-vous change encore de main en 1934 avec l’arrivée d’une certaine Alma Correa au parcours on ne peut plus exotique. Ce livre se boit, sans façons, comme un ballon de sauvignon. On s’instruit en tutoyant Aragon et les grands ducs, Drieu et la tortore, et une fois de plus, la formule d’Audiard colle à cette enseigne du monde d’avant : « C’est curieux chez les marins ce besoin de faire des phrases. »

Au Rendez-vous des Mariniers, Frédéric Vitoux, Fayard (2016).
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Au Rendez-vous des Mariniers

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Avril 2016 #34

Article extrait du Magazine Causeur



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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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