Finkielkraut à l’Académie: Bienvenue au métèque!


alain finkielkraut academie

Quand il entrera au 21 quai de Conti, à Paris, Alain Finkielkraut sera accueilli du titre de  « maître ». Faut-il sourire ? De toutes les définitions que Littré donne de « maître », je préfère la 10e : «  Celui qui, après avoir été apprenti, était reçu avec les formes régulières dans quelque corps de métier. »  Elle précise qu’avant d’être maître, on est apprenti et qu’on est reçu selon un rituel. L’apprenti  s’égare avant d’être reçu. Il se peut aussi que celui qui a été reçu trompe plus tard ceux qui l’avaient admis « avec les formes ».
J’ai eu trois « maîtres ». Le premier était  l’instit’ à l’école communale, en banlieue. Il était communiste,  avait punaisé au-dessus du bureau la colombe de la paix de Picasso, portait une blouse grise et avait la réputation d’être sévère. Presque centenaire, il est toujours vivant et m’envoie ses poèmes.
Le deuxième était juif polonais naturalisé et enseignait le français au lycée Jacques-Decour où la moitié des élèves, après-guerre, étaient enfants de rescapés. À 80 ans, il donnait sur France Culture des cours sur Rachi et les foires de Champagne. Il m’enseigna le goût de la langue et de la musique. Le troisième  enseignait l’histoire de l’art à Anvers et aimait les garçons. Il m’apprit le goût des arts. Flamand, il avait eu, comme tant de Flamands, des sympathies pour l’Allemagne. Il s’en était expliqué avec moi. J’avais essayé de comprendre.  Il me vient aujourd’hui que Hitler avait  projeté d’exterminer trois catégories d’humains : les communistes, les juifs et les homosexuels… S’il y avait réussi, je n’aurais pas  rencontré, dans les années 1950, ces trois spécimens qui furent mes éducateurs.[access capability= »lire_inedits »]

On revient toujours « de loin » lorsqu’on fait l’effort  de penser dans la forêt obscure. Seuls les imbéciles ne « dérapent » jamais.
Émission « Des paroles et des actes », sur France 2, le  6 février. Je vois Finkielkraut  se diriger d’un pas hésitant vers la table où il va être confronté au futur premier ministre de la France. Le dialogue va durer une demi-heure.
Ce soir là, je découvre un homme vulnérable et vulnéré, fragile, un œil malade, d’avoir trop lu sans doute. Mais la parole est vigoureuse, passionnée,  courageuse. Face à lui, il y a Manuel Valls,  sur ses gardes : il ne riposte pas, écoute, oppose avec calme. On le sent près de partager parfois les vues de son vis-à-vis. Surtout, émane de lui un respect pour l’homme de culture qui lui fait face. J’ai conscience d’assister à un grand moment de télévision. Pour la première fois depuis des lustres, deux hommes s‘affrontent à un haut niveau de respect mutuel, dans un français parfait. Et soudain, l’évidence me frappe : dans le climat de vulgarité, de trivialité que la télévision entretient autour de nous, ce sont deux « métèques » qui sont venus nous rappeler à la noblesse de la langue, à la nécessité du respect, à la rigueur de la pensée. La vraie patrie, c’est notre langue, avait dit Camus, à peu près. Valls, l’émigré de Catalogne  (j’ai connu son père, Javier, un peintre,  proche de Balthus, ignoré dans le pays où il avait choisi de vivre : le fils, lui, se fera  naturaliser).

Finkielkraut, fils d’émigrés juifs polonais rescapés des camps, parfait produit de l’éducation républicaine et élitiste que la France dispensait alors. Je me rappelle sa silhouette  dans les couloirs de Radio France, tirant derrière lui, épuisé, une valise à roulettes emplie de tous les livres qu’il avait lus, épluchés, annotés  pour l’émission qu’il s’apprêtait à diriger : j’y retrouvais mes fatigues et mes élans de petit gamin émigré des labours désertés de ma famille de paysans, moitié chouans côté Mayenne et moitié socialistes côté Morvan, essayant de m’assimiler, à coups de bouquins  trimballés partout, à ma nouvelle communauté. Ce soir-là, pour quelques instants, revivaient le journalisme et la communication  tels que les avaient rêvés des hommes de radio (et « radio », à l’origine, c’est le rayonnement), Max-Pol Fouchet, Pierre Dumayet, Jean Amrouche (encore un « métèque »),  dont j’écoutais les entretiens, Jean-Marie Drot ou, plus tard,  Georges Duby, quand il tenta  de créer Arte. La télévision telle que Finkielkraut la ressuscita ce soir-là, où est-elle  passée ?

Disparue, disparue avec la France, avec sa langue, sa culture, avec son identité de petits Français de souche ? Comment associer cette image d’un soir à celle qui nous est imposée quotidiennement, avec la multiplication à l’écran, sur les ondes, voire dans la presse écrite des « merde », des « à chier », des « foutre », des « connards », des « salauds » et même d’un « ma couille  » qui se voulait familier, adressé  à un homme politique qui, au lieu de se lever et de quitter le plateau, sourit,  sous les ricanements du public, à peine un peu gêné . Écrivains, philosophes, penseurs se cachent dans leur trou. Les voyous occupent le terrain.  Ceux que le maître autrefois envoyait au fond de la classe, les forts en gueule, les fainéants, les éternels ricaneurs, occupent aujourd’hui les plateaux. Maîtres à penser dérisoires d’un monde à l’envers, ils apostrophent, goguenards, ceux qui ont eu le malheur d’avoir été bons élèves, hommes d’État, écrivains, artistes. On les appelle « animateurs ». « Réanimateurs »  plutôt : ils ont mission de faire réagir des masses apathiques, comme les malheureux  fous qu’on électrisait dans les anciens asiles. Ils ont le bas du visage fendu d’une balafre, pareils à l’« homme qui rit » de Victor Hugo. Chargés de commenter les aspects les plus sordides de l’actualité, ils affichent le masque du contentement. Ce sont les pitres de la modernité médiatique, agitant  sarcasme et dérision, les humoristes ricanant des derniers jours, chargés de faire accepter aux « jeunes » qui les acclament, bras levés, la morgue des puissants du jour. L’esthétique de ces émissions s’inspire des formes aérodynamiques et des couleurs criardes des Batman des années 1960.  Mais c’est ici le Joker qui gagne.

À l’autre bord, du côté des « think tanks », on s’ingénie à inventer de nouveaux mots d’ordre : « Faire France », « faire famille » – comme on dit « faire caca » –, ces expressions, que nos élites utilisent sans broncher, trahissent une infantilisation  sans précédent de la pensée, et lui imposent la domination de la matière, l’écrasante matière, à quoi les fragiles « immortels » que nous sommes ne peuvent guère opposer qu’une liberté de  penser, fondée sur un usage réglé de la grammaire et l’emploi le plus juste possible et le plus varié des mots. « Le français est devenu une langue provinciale. Les indigènes s’en accommodent. Le métèque, seul, en est inconsolable. Lui seul prend le deuil de la nuance  » : Cioran savait de quoi il parlait. Depuis sa disparition, le français n’est plus guère parlé en Europe. Il n’est plus non plus enseigné dans les écoles de la République,  où l’on a décidé non plus de sanctionner les fautes, mais de récompenser le mot qui, par hasard, dans une dictée, aura été correctement écrit. Les Alliances françaises ont fermé et les Centres culturels disparaissent l’un après l’autre. Le dernier mauvais coup est la vente annoncée du Palais Clam-Gallas, à Vienne, qui abritait un lycée de 2000 élèves, et des activités liées à la littérature et au cinéma français. C’est là que j’avais préparé l’exposition « Vienne, l’apocalypse joyeuse »… Il  n’y aura que les métèques pour se désoler de cet effacement du français et de sa culture.

Et il y aura toujours quelqu’un, Sollers par exemple, pour ricaner en rappelant que Cioran avait été, dans sa jeunesse, militant dans la Garde de fer. Oui, mais le métèque parlait un français que peu de Français savent parler. Ce fut vrai aussi de Ionesco, son compatriote. Ou du Chinois François Cheng. Ou de Michaël Edwards, Anglais qui vient lui aussi d’entrer sous la Coupole. Ou d’Amin Maalouf, libanais. Ou de Dany Laferrière, haïtien. L’identité française se définit dans sa langue. À propos de Félicien Marceau, né Belge et jugé par son pays pour sa collaboration à Radio Bruxelles, qui se souvient que Valéry avait écrit un hommage à Philippe Pétain quand il avait  été élu à l’Académie ? C’était, il est vrai, en 1931… neuf  ans  avant la poignée de main de Montoire. Valéry aurait-il dû se méfier, lui qui, en 1940, s’opposa à la proposition d’Abel Bonnard qui voulait que l’Académie adressât ses félicitations au chef de l’État pour l’entrevue qui entama la Collaboration ?

Plus embarrassant : le même Valéry s’arrangea pour ne pas prononcer une seule fois le nom d’Anatole France dans son discours de réception, car il lui avait gardé rancune, non d’avoir été le seul dreyfusard admis sous la Coupole, mais d’avoir écarté Mallarmé du Parnasse contemporain. Qui se souvient cependant que les surréalistes, qui n’aimaient pas Valéry, devaient mettre en procès Anatole France, en 1925, sous le titre «  Un cadavre » ? A-t-on jamais reproché à Sollers, et à ceux qui l’accompagnèrent, son voyage en Chine, en 1974, à un moment où l’on savait déjà que le régime de Pékin avait été aussi meurtrier pour son peuple que le régime stalinien pour les Russes ?

La gent littéraire ne cesse pas d’être agitée par la pulsion justicière. La calomnie et la chasse aux sorcières alimentent les gazettes, et le grand égout collecteur d’Internet. L’Académie française, la plus vieille institution française (1635 !) n’est pas le CNR (Conseil national de la Résistance) commis à l’épuration après 1945. Elle accueille, avec grande courtoisie, ceux qui honorent la langue d’un pays nommé France.  Et son dictionnaire n’a que la prétention de redonner un sens aux mots, pas de contrôler leur usage ni de dicter des jugements à ceux qui les utilisent. Son rôle n’a jamais été aussi essentiel qu’aujourd’hui, quand il semble que, de tout côté, on est décidé à abattre cette langue, en laquelle se réfugie l’identité et s’écrit l’histoire de la France. À ce titre, la place de Finkielkraut n’est pas d’être à gauche, ni à droite, mais parmi nous.[/access]

*Photo: Hannah.

Mai 2014 #13

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Européennes : le PS ajoute chaque jour du grotesque au grotesque
Article suivant Jane Campion, le festival de Cannes et le test de Bechdel
Conservateur général du patrimoine, écrivain, essayiste volontiers polémiste et historien de l'art. Membre de l'Académie française.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération