Malaise dans la filiation


Malaise dans la filiation

manif pour tous

Selon un sondage récent (Le Parisien du 23 février), si 61 % des Français sont favorables au mariage homosexuel, ils ne sont plus que 39 %  à accepter l’idée de la PMA pour les couples de même sexe. Quant à la GPA, la question n’a même pas été posée. Ce résultat, qui peut s’interpréter de différentes manières, montre que la filiation et son éventuelle réforme constituent assurément un sujet qui mérite une réflexion approfondie. Nous n’allons pas nous désoler ici de ce que la grande majorité des Français serait devenue réactionnaire, laissant cette opinion à l’avant-garde « progressiste » qui ne voit dans cette affaire qu’un enjeu politique. Non ! Nous nous demanderons pourquoi ce peuple qui a admis, majoritairement de bonne grâce, les plus récentes transformations « sociétales » veut, sur ce point, faire entendre un refus catégorique. À l’évidence, il ne s’agit ni d’homophobie ni d’incapacité à accepter l’égalité.

L’homophobie, qui anime bel et bien une minorité d’activistes, est l’une des formes que peut prendre le refus d’un mode de jouissance que l’on ne partage pas et que l’on ne comprend pas. Il arrive malheureusement que ce refus s’exprime de façon violente, comme c’est aussi le cas dans les violences conjugales, les conflits entre populations de religions ou de mœurs différentes, etc. Le plus souvent, il signifie : quiconque ne jouit pas comme moi doit être entravé, censuré ou interdit.[access capability= »lire_inedits »]

L’égalité, chacun en admet la nécessité dans nos démocraties. Cependant, au moment même où on la garantit et où on l’élargit par la loi, il est loisible d’observer que les discriminations et la ségrégation vont en s’accélérant. La raison est à rechercher du côté du « narcissisme de la  petite différence » qui pousse l’individu à affirmer sa singularité quand il est confronté au risque de sa disparition dans une forme ou une autre de dissolution de son « moi ». Mais cette affirmation de la petite différence entre à son tour en conflit avec l’aspiration à se fondre dans un grand TOUT INDIFFÉRENCIÉ. Le communautarisme est hélas l’un des meilleurs moyens de résoudre cette contradiction, dès lors qu’il permet d’être à la fois semblable et différent.

Il faut comprendre cependant que ce conflit tourmente les hommes et les femmes depuis la nuit des temps et que c’est pour le surmonter qu’ils ont établi des règles et des institutions permettant à chacun de prendre acte, non seulement de son origine, mais aussi, serait-ce de façon incomplète, des origines de ceux qui lui ont donné la vie. Cette « invention » des origines explique pourquoi les humains vivants accordent une place importante au culte des humains morts. L’éternité, pour un homme, ce n’est pas l’avenir qu’il ne cesse de vouloir maîtriser, c’est avant tout le plus lointain passé dont il est le fruit. Ce pourquoi le poète Maeterlinck pouvait écrire : « Les enfants nous apportent les dernières nouvelles de l’éternité. »

L’éternité est donc affaire de transmission, et qui dit « transmission » se doit de penser à ce qui pourrait l’empêcher. D’autant que « la vie comme elle va » s’en charge bien assez, en s’ingéniant à gripper ses rouages par la guerre, la maladie physique ou mentale, les catastrophes naturelles ou pas, les secrets de famille ou les mensonges individuels ou d’État, etc.

Bien sûr, on pourrait se déclarer indifférent à ce qui, en dernière analyse, s’avère une chimère pour l’homme de foi religieuse, mais voilà, il se trouve que nous sommes des êtres parlants. Que nous le voulions ou pas, la langue que nous parlons est un morceau d’éternité qui nous façonne à notre insu, et cette langue charrie les mots de notre généalogie, au point d’ailleurs que quand, par accident, elle ne le fait pas, nous en sommes handicapés ou blessés. Toutes les tentatives historiques de « faire du passé table rase » ont été des échecs cuisants quand on les examine sur un temps historique long. Ce qu’une révolution promet d’éradiquer au nom du progrès fait invariablement retour, en particulier quand il s’agit de couper les hommes de leurs racines culturelles, voire fantasmagoriques. Et de même que, chez le névrosé, on observe le retour du refoulé, cela est symptomatique dans la civilisation. Il suffit presque, pour s’en convaincre, de lire et relire la fameuse Lettre au père de Franz Kafka ou, sur le plan collectif, n’importe quelle histoire récente de la Russie où l’on assiste au retour des hiérarques de la religion orthodoxe.

Pour mieux saisir pourquoi il en est ainsi, il n’est pas vain de faire une rapide incursion du côté des pathologies de la mémoire. De quoi souffrent les amnésiques ? Après tout, qui ne rêverait de finir sa vie en étant délesté d’un passé encombrant ou de liens affectifs qui, souvent, ne le sont pas moins ? L’expérience clinique enseigne pourtant que, dans nos moments d’amnésie, nous souffrons de ne pas nous souvenir de l’avenir. L’amnésie pathologique nous prive de nos projets les plus immédiats : que suis-je venu faire dans cette pièce ? Que dois-je faire demain ? Où ai-je mis les clés de la voiture qui me serviront le week-end prochain pour rejoindre mes proches ?

De cela, je ne déduis aucune conclusion. Juste une question : au lieu de dénoncer une résistance collective au changement, ne faudrait-il pas entendre l’angoisse sourde née du sentiment qu’on organise et légalise à marche forcée une rupture dans les structures élémentaires de la parenté, cette charpente symbolique et invisible de l’humanité ? N’y a-t-il pas des raisons d’avoir peur que le langage devienne incapable de rendre compte de ces structures, si elles sont déconnectées des histoires singulières et collectives?

Il n’est pas question de revendiquer la perpétuation d’un ordre patriarcal qui a fait son temps, ni de s’inscrire dans je ne sais quelle tradition religieuse que l’on peut tenir pour obsolète au regard des possibilités offertes par la science. Il s’agit seulement d’entendre ce que la majorité perçoit comme un signal d’alarme. Le grand historien Gershom Scholem, dans un autre contexte, écrivait : « Un jour viendra où la langue se retournera contre ceux qui la parlent. Le langage est nom. C’est dans le nom qu’est enfouie la puissance du langage. C’est en lui qu’est scellé l’abîme qu’il renferme. » En effet, nous ne pouvons user à notre guise, par décret, des fonctions du nom pour forger n’importe quelle fiction au prétexte qu’elle serait en adéquation avec nos convictions égalitaristes. Il y a des hommes, il y a des femmes : c’est un fait. Ni les uns ni les autres ne savent en quoi consistent leurs différences, mais ils se savent différents ; c’est un aspect de leur réel au même titre que la différence entre la vie et la mort. L’ordre dit « patriarcal » n’a rien à faire dans cette histoire, et ce n’est pas en répétant mécaniquement le récit idéologisé de son recul que l’on fera avancer la réflexion. La psychanalyse n’a pas attendu ce siècle pour « déconstruire » la fonction paternelle, mais elle l’a fait en dénonçant la confusion entre la figure du père et celle du maître. Le tyran domestique n’est pas un super-père, c’est un petit maître. En finir avec les avantages auxquels s’accrochent les derniers représentants de l’espèce (patriarcale) n’implique aucunement de détruire les places respectives que le langage reconnaît aux hommes et aux femmes, prenant ainsi acte du fait que le corps est le lieu d’où s’originent nos mots.

Il ne s’agit pas non plus de soutenir, contre tout réalisme, qu’un enfant a besoin de la complémentarité que lui offriraient un père et une mère. C’est même le contraire qu’il faudrait faire valoir. Les enfants se construisent en affrontant la réalité d’une impossible et insaisissable dysharmonie créatrice entre les sexes ; l’harmonie pouvant dans bien des cas s’avérer mensonge catastrophique. Cela étant, prétendre qu’un enfant élevé par deux parents de même sexe ne pourra ignorer la différence des sexes parce qu’il la rencontrera partout ailleurs, dans la rue, à la télé, chez ses amis, c’est oublier que la différence qui importe dans son développement psychique est celle qui a présidé à sa conception, celle du désir de ces deux, momentanément unis bien qu’incompatibles, ces deux dont les mots qu’ils répercutent, sans savoir ce qu’ils disent ou ce qu’ils taisent, recèlent ce qui s’est transmis – ou pas.

En ce sens, il est fort curieux que les mêmes qui s’emploient aujourd’hui à « déconstruire les stéréotypes » dans lesquels nos langues guident nos conduites soient ceux qui s’autorisent à énoncer un savoir de vérité sur ce qui définirait un homme et une femme et, du même coup, sur ce que ne doivent plus être un père (réduit à la fonction tierce) et une mère (réduite à la fonction reproductrice dans l’hypothèse de la GPA par exemple). S’il est bien un domaine où l’on devrait laisser chacun s’arranger comme il le peut sans que les lois politiques s’en mêlent, c’est bien celui-là.

Il en est toujours allé ainsi. Chaque homme et chaque femme tente de se construire avec les matériaux qu’il ou elle trouve dans le réel, dans les fictions, dans l’art, et dans ses fantasmes. Ces matériaux sont le plus souvent rejetés par les sociétés, condamnant les humains à une forme d’hypocrisie adaptatrice sur laquelle les civilisations vivotent jusqu’au moment où elles s’effondrent. C’est pourquoi, comme le disait récemment Lévi-Strauss, seul l’usage dira ce qui est compatible avec la perpétuation de la vie. L’usage, pas le Parlement, fût-il élu démocratiquement.

Raison pour laquelle il semble évident qu’il faudra plusieurs générations pour mesurer les effets des changements en cours. En attendant, il n’est pas interdit de s’en soucier, quoi qu’en pensent les nostalgiques du « sens de l’Histoire » dont les longues-vues ne voient que le progrès et jamais les régressions.[/access]

*Photo: 20 MINUTES/SIPA. 00657024_000011

Mars 2014 #11

Article extrait du Magazine Causeur



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est psychanalyste. Il est l’auteur de plusieurs livres dont Transmettre (ou pas), Albin Michel 2012

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