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Des fourmis et des hommes


Des fourmis et des hommes
"Maison à Brasilia I", Philippe Cognée, 2013.
"Maison à Brasilia I", Philippe Cognée, 2013.

Quand on aime la peinture de Philippe Cognée, on a la certitude qu’elle n’aurait pas pu être différente, comme si elle coulait de source. Elle résulte pourtant d’une longue et incertaine maturation. Né en 1957 en Loire-Atlantique, le jeune Philippe passe son enfance en Afrique. Son père, enseignant, lui achète des boîtes de couleurs. Il soutient ce fils jusqu’à l’entrée de ce dernier aux Beaux-Arts de Nantes. Dans cette école, le jeune homme se cherche, mais ne se trouve pas vraiment. Il est effacé et timide. Il touche à tout, mais n’accroche pas à grand-chose. Il se tourne aussi bien vers les enseignants traditionnels que vers des professeurs porteurs de nouvelles conceptions. Contrairement à nombre de ses camarades, il ne se met dans le sillage d’aucune personnalité. Il traîne. Il sort d’ailleurs de cette école deux ans plus tard que prévu. Quelques années après, il séjourne à la Villa Médicis, à Rome. C’est un peu le même scénario qui se reproduit. Sa peinture figurative liée au souvenir de l’Afrique le contente peu et il s’installe dans un certain marasme.

Les périodes d’insatisfaction et de stagnation ont souvent une importance critique dans une vie d’artiste. C’est durant ces temps qu’un créateur se hisse au-dessus de lui-même ou, au contraire, s’affaisse dans la banalité. Avec Philippe Cognée, c’est le premier terme de l’alternative qui se produit. Il s’intéresse de plus en plus à la photo, qui lui ouvre les yeux sur des lieux et des objets exprimant l’ambiance de l’époque. Il fait des recherches et des essais sur la matière picturale. À partir des années 1990, il trouve sa voie. Une exposition collective organisée par Hector Obalk et intitulée « Ce sont les pommes qui ont changé » marque le début de sa grande notoriété.

Philippe Cognée se caractérise d’abord par le fait qu’il est l’un des rares artistes actuels à pratiquer une peinture à la cire. Encore la pratique-t-il d’une façon et avec une virtuosité qui n’appartiennent qu’à lui. Cela commence par une petite cuisine assez artisanale. Il fait fondre au bain-marie de la[access capability= »lire_inedits »] cire d’abeille et la mélange à des paillettes de résine durcissante. Puis, il amalgame ce liant avec des pigments en poudre de diverses teintes. Avec ces couleurs, il peint un tableau sur une toile marouflée sur panneau, généralement à plat pour éviter les coulures. Il en résulte une première représentation du motif qu’il a choisi.

Mais, contrairement à la plupart des artistes qui s’arrêteraient là, il enchaîne avec une seconde étape bien spécifique à sa manière. Il couvre sa peinture d’une feuille de Rhodoïd thermorésistant et il y promène un fer à repasser. La cire sous-jacente fond et les couleurs fusent. Il se produit alors toutes sortes de déplacements, de mélanges et de contagions. Philippe Cognée joue de son fer telle une patineuse artistique. Il le présente à plat ou sur les carres. Il glisse à toute vitesse ou ralentit. Si ça fond trop, il jette sur l’œuvre en cours des serviettes imbibées d’eau froide pour figer la cire.

La déshumanisation du monde source d’ennui ou d’angoisse

Quand tout est bien refroidi, il arrache les Rhodoïd. Ces plastiques non adhérents laissent alors apparaître une étonnante surface lisse et brillante. Ce qui s’offre au regard n’a plus rien à voir avec le premier état du tableau. Toutes sortes de hasards et d’accidents s’y sont développées. On est surpris par la fantaisie qui y a pris essor. Parfois, confie l’artiste, c’est raté. Mais, ajouterai-je, ce qui nous est présenté est presque toujours éblouissant. Dans ces peintures, les formes ne procèdent pas seulement des intentions directrices du plasticien avec la rationalité un peu sèche qui pourrait en résulter. On a au contraire l’impression que la nature, ou du moins une espèce de nature, a été mise à contribution et qu’elle a produit dans la peinture un foisonnement de formes imprévisibles.

Je m’explique. Quand on voit un mur tout neuf, on est content qu’il soit bien bâti, mais en ce qui concerne le plaisir de l’œil, il y a justement quelque chose de trop neuf. L’aspect est uniforme, rationnel et ennuyeux. Lorsque beaucoup d’années sont passées, le mur est dégradé, décrépi, et la végétation s’y est développée. Curieusement, dans ces nouvelles conditions, on éprouve du plaisir à regarder le mur. C’est du moins ce qui se passe pour moi. Le travail de la nature s’est ajouté à celui du maçon. Il y a beaucoup de détails à observer et on apprécie une indéfinissable harmonie qui les unit. C’est un peu ce qui arrive, mais de façon intentionnelle, dans les tableaux de Philippe Cognée. Il part d’une composition assez cadrée et suscite ensuite l’intervention des hasards.

Pour Philippe Cognée, la peinture est donc avant tout une aventure des formes. Il est aux antipodes de ces artistes militants, moralisateurs ou propagandistes, qui s’intéressent surtout, voire exclusivement, à leur sujet. Il est de ceux qui pensent que le meilleur sujet du monde ne peut, à lui tout seul, faire un bon tableau. Ça ne veut pas dire qu’il n’a ni sujets ni thèmes. Bien au contraire, il n’a jamais été tenté par l’abstraction. Il est un vrai peintre figuratif tourné vers le monde.

Philippe Cognée est sensible, en particulier, à cette façon si typique de notre temps de tout fabriquer en série. C’est le principe même de la production industrielle. Mais il résulte de cette répétitivité une sorte de déshumanisation. Les objets et les bâtiments ne sont plus personnalisés. Ils sont interchangeables et sécrètent l’ennui. C’est ce sentiment qui lui inspire ses nombreuses représentations de barres d’immeubles et de tours où les étages et les fenêtres se succèdent à l’infini, ternes et identiques. L’habitation y est remplacée par la notion plus fonctionnelle de logement. L’angoisse est particulièrement palpable pour Philippe Cognée dans certaines mégalopoles du tiers-monde d’une tristesse vertigineuse. Un sentiment sériel comparable se retrouve dans ses vues aériennes de villes, dans ses rayonnages de supermarchés ou dans ses halls d’aéroports. Même chose en plus tragique avec ses alignements de carcasses dans les grands abattoirs.

La pullulation de l’espèce humaine relève presque du même principe, et on sent que Philippe Cognée est inquiet de la surpopulation en résultant. C’est autour de ce thème qu’est centrée l’exposition intitulée « Crowds » (Foules) actuellement présentée à la galerie Daniel Templon, à Paris. L’artiste confie que, durant son enfance, il s’est souvent amusé avec des copains à éventrer d’un coup de pied des fourmilières et des termitières. Il se souvient de son effarement à observer ces petits insectes courir en tous sens. Et c’est un sentiment voisin qui nous saisit à la gorge en voyant ses peintures de foules. La multiplication des humains semble nous rapprocher inéluctablement du statut de simples fourmis.

Les instruments optiques sont aussi constitutifs de l’histoire de la peinture que les pinceaux ou les crayons

Le lien de cet artiste avec le monde contemporain ne passe pas seulement par la sensibilité. C’est aussi un lien organique qui s’incarne dans un processus technique. Philippe Cognée peint rarement d’imagination. Le plus souvent, il met en place une sorte de chaîne d’appropriation et de transformation des images. Au départ il y a la capture d’une image. Ce peut être une photo prise avec son reflex, un cliché de téléphone portable, une image trouvée sur internet ou un plan extrait d’une vidéo. Ce qu’il cherche à ce stade est souvent quelque chose d’anodin, voire d’apparemment insignifiant. Cela lui permet d’accéder à un genre de vérité qu’on ne voit pas, mais qui constitue le tissu de nos existences. Ensuite, cette image peut être retravaillée sur ordinateur, notamment pour être dépouillée du superflu ou combinée avec une autre. Puis elle est projetée sur la toile pour guider la peinture. La composition en résultant n’est pas forcément précise et détaillée, mais elle est tenue par un lien authentique avec le réel qui lui donne de la vérité.

Certains pourraient penser que cette façon de faire, utilisée à quelques variations près par de nombreux artistes figuratifs contemporains, est une facilité regrettable. Autrefois, pourrait-on croire, l’artiste, tel un sportif ignorant le dopage, ne pouvait compter que sur sa propre dextérité. Ce serait faire un contresens total. En effet, depuis la Renaissance, beaucoup d’artistes se sont appuyés sur des instruments, notamment optiques, de plus en plus sophistiqués pour s’approprier le réel. Le passionnant livre de David Hockney, les techniques perdues des maîtres anciens[1. David Hockney, Savoirs secrets : les techniques perdues des maîtres anciens, éditions du Seuil, 2006.], explore de façon expérimentale cette question. On n’imagine ni le caravagisme, ni Vermeer, ni de nombreux autres artistes sans de tels outils. Les aides optiques sont sans doute des outils aussi constitutifs de l’histoire de la peinture que les pinceaux ou les crayons.

Philippe Cognée réalise en fin de compte la synthèse entre une peinture existant par ses formes et un art résolument tourné vers le monde. Il est à la fois un peintre qui s’inscrit dans une tradition longue et un artiste contemporain contribuant de façon singulière au renouvellement de la figuration.

 

À voir absolument : « Crowds » par Philippe Cognée, galerie Daniel Templon, 30, rue Beaubourg, 75003 Paris, jusqu’au 4 mars.

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est écrivain. Dernier ouvrage paru : Précipitation en milieu acide (L'éditeur, 2013).

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