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Et la route devint silencieuse

Le confinement se poursuit dans le plus grand des calmes


Et la route devint silencieuse
Pixabay

Perception du bruit en confinement berrichon


À la campagne, le bruit des tondeuses couvre, d’habitude, le chant du coq. Au printemps, l’ennemi en zone rurale, ce n’est pas la basse-cour mais l’homme pressé de dilapider son temps libre. Au premier rayon de soleil, il retourne son lopin de terre avec une énergie suspecte. Il se fait entendre, de préférence, le dimanche, vers quatorze heures après le rosbeef trop cuit. Un signal secret donne le top départ du « Grand Prix de la tonte » dans tous les quartiers de l’hexagone. L’émulation gagne même les zones pavillonnaires. Ce Français se rappelle de ses ancêtres cultivateurs, il s’imagine en laboureur, en semeur, en gardien sourcilleux des parcs et jardins. Et si ce gazon revêche lui donnait enfin une consistance familiale et une raison de payer le crédit d’une résidence secondaire ? 

La virilité que l’époque veut bien nous laisser

Son épouse et ses enfants le regardent comme un étranger. Dès qu’il met les pieds dehors, il est obligé de s’agiter. Il pourrait construire des maquettes dans son grenier, s’intéresser à la philatélie ou jouer à la canasta, il s’y refuse obstinément. Son amusement doit être sonore, son honneur est en jeu, il est question de virilité dans cet acte libérateur. En rasant, chaque week-end, sa pelouse rachitique carbonisée par plusieurs étés caniculaires, il semble communier avec son arrière-grand-père, affirmer sa lignée agraire. Il faut voir dans cette coutume dominicale, une sorte d’héritage, de répétition qui confine à l’obstination. Son propre père lui aura appris deux choses essentielles dans la vie : allumer un barbecue et tondre en respectant les bordures. Il y met une telle force de conviction qui, reconnaissons-le, laisse les spectateurs de ce spectacle, à la fois admiratifs et angoissés. Je fais partie d’une autre race, celle qui regarde depuis mon enfance les espaces verts avec une certaine appréhension. Quand vous avez été élevé par un paysagiste latiniste, un orfèvre des massifs, un expert en plantes vivaces, le trauma est profond. À l’âge adulte, je suis encore pris de panique quand on prononce devant moi, des mots aussi inoffensifs que Euphorbia polychroma ou Thalictrum aquilegiifolium. Pourtant, je ne consulte pas et je n’ai jamais intenté un procès à mon père. Aux beaux jours, c’est donc à celui qui paradera sur le tracteur le plus puissant, le plus bariolé aussi. On se croirait dans les paddocks du Circuit du Castellet. Les écuries de course n’ont rien à envier à la démesure de ces nouveaux engins de jardinage. Il faut voir ces pilotes du dimanche, casqués et gantés, cintrés dans des combinaisons ignifugées, au volant de ces voraces machines tondeuses. Elles valent le prix d’une voiture sans permis et doivent abattre le 0 à 100 km/h en moins de cinq secondes. 

Plus un bruit

Tout ça, c’était avant le confinement. Il y eut bien dans les premières semaines, le beau temps aidant, une excitation compréhensible et légitime, l’occasion de se défouler avec la bénédiction gouvernementale du « rester chez soi ». Un derby s’est clandestinement organisé, entre les gens du bourg, ceux qui habitent vers l’étang et puis les excentrés de la zone artisanale. Chacun voulait afficher le jardin le plus net, le plus présentable, le plus chimiquement pur. Les greens du golf le plus proche ne pouvaient rivaliser avec cette concurrence déloyale. Et puis, chaque jour, l’entrain diminua, l’incertitude du déconfinement poussa le jardinier à l’introspection. Il délaissa sa bête de concours dans son garage. À peine, la nettoyait-il à la peau de chamois ? Les routes et les jardins devinrent silencieux. Seul le craquement des parquets, à la nuit venue, rassurait les dormeurs du Val de Loire. Les vieilles demeures continuaient à crier leur désespoir en libérant leurs rhumatismes. La différence entre un citadin et un rural se situe là. Quand on a vécu à la campagne, on s’est habitué à ces lentes agonies nocturnes qui terrifient les vacanciers. Les anciennes maisons nous font partager leur malheur, écoutons-les. Hier soir, avant de me coucher, je lisais cette phrase de l’écrivain A.D.G tirée de Je suis un roman noir (Série noire/Gallimard numéro 1692) : « La première et la seule richesse aujourd’hui, c’est le silence, l’existence ouatée est hors de prix ». Et bizarrement, j’aurais donné cher pour entendre le son agaçant d’une mobylette au pot trafiqué, signe d’une époque où la jeunesse de notre pays était libre de ses mouvements.

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Journaliste et écrivain. A paraître : "Et maintenant, voici venir un long hiver...", Éditions Héliopoles, 2022

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