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Extension du domaine de la perversité


Extension du domaine de la perversité
D.R.

Les victimes de violences conjugales sont loin d’être exclusivement des femmes. Les pervers narcissiques ne sont pas uniquement des hommes.


Dans un récent article, Philippe Bilger se demande si l’emprise ne serait pas une « tarte à la crème », à savoir une explication simpliste et passe-partout « jamais questionnée ». Pourtant l’emprise existe bel et bien.

Note liminaire: s’il est avéré que le phénomène de perversité concerne majoritairement des hommes, les femmes manipulatrices perverses ne sont pas moins redoutables et provoquent des dégâts aussi graves sur leur conjoint, leurs enfants ou tout autre cible passant à portée. N’en déplaise aux idiots préconisant l’écriture dite inclusive, le masculin conserve, pour ceux qui parlent encore le français, sa valeur générique. J’emploierai donc le terme pervers pour évoquer cette pathologie qui concerne bien les deux sexes.

Outre de multiples autres œuvres cinématographiques et littéraires, les comportements intriqués des protagonistes de ces couples infernaux sont subtilement illustrés par le film À la folie [1].

Ce n’est pas l’apanage de l’homme

En premier lieu tordons le cou à l’idée selon laquelle la violence physique serait l’apanage des hommes. Sujet « tabou », les violences conjugales subies par les hommes pâtissent de lacunes dans leur évaluation. Les données officielles à ce sujet disent a minima l’ampleur du problème. Selon l’enquête cadre de vie et sécurité (CVS) de l’Insee de 2019, plus du quart (28 %) des victimes de violences conjugales physiques et/ou sexuelles autodéclarées sont des hommes (soit 82 000 victimes par an, en moyenne sur la période 2011-2018). En 2018, 12 % des victimes enregistrées par les services de police ou de gendarmerie étaient des hommes (selon les chiffres du Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMI), cités dans la lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes 2019), soit près de 15 000, sachant que la propension des hommes à dénoncer les faits de violence subie est réputée plus faible, avec un taux de plainte moindre (3%!).

« Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne »

L’explication d’un tel déni ? Les féministes nouvelle mouture ont fait de la violence conjugale un débat politique plutôt que de présenter la violence dans son intégralité. Le politiquement correct actuel est dominé par le lobby féministe radical (courant geignard et vindicatif à la #metoo) qui rend l’homme seul responsable de toute violence domestique, malgré des faits scientifiques indéniables contredisant cette imposture.

Ce sont les victimes qui — dans le meilleur des cas — viennent consulter, parfois après plusieurs années, voire décennies. La plupart du temps, au reste, sans trop bien savoir ce qui les fait souffrir. Auraient-elles accepté de percevoir, puis désigner, la cause de leur misérable situation, des décisions auraient (peut-être) pu suivre cette prise de conscience. Or les choses sont beaucoup plus compliquées que le bon sens ne le laisse penser.

Depuis quelques années, j’ai reçu beaucoup de femmes victimes. Dans ma clientèle, les femmes consultant pour ces motifs sont certes plus nombreuses, mais les hommes sont moins enclins à consulter, tant est forte la honte de se laisser violenter par une femme : 97 % des hommes victimes ne déposent pas plainte. Dans la plupart des cas, il ne s’agit pas de violences physiques mais de ce que les analystes appellent « emprise », à savoir un ascendant intellectuel ou moral exercé par quelqu’un sur un individu (CNRTL).

Une pathologie peu étudiée

La pathologie des pervers narcissiques est étudiée depuis relativement peu de temps. Par Paul-Claude Racamier [2] d’abord, en 1986, qui met en garde par ces mots : « Il n’y a rien à attendre de la fréquentation des pervers narcissiques, on peut seulement espérer s’en sortir indemne ». Comment expliquer cette latence, puisque la pulsion d’emprise existe sans aucun doute depuis que l’humain se confronte à ses semblables ?

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Nous avons tous en nous, en proportion variable, des traits névrotiques (phobiques, obsessionnels, hystériques), des penchants caractériels, des noyaux psychotiques. L’important pour notre santé mentale est qu’ils soient supportables, équilibrés, discrets, et n’entravent en rien nos capacités à vivre, aimer, travailler. Mais nous-autres humains n’aimons pas explorer les zones les plus répugnantes de notre psyché. Cela pourrait peut-être expliquer le faible nombre d’études psychanalytiques sur ce sujet jusqu’aux années récentes.

C’est la notion de harcèlement moral, décrite par Marie-France Hirigoyen en 1998[3], qui met en lumière un type de comportement utilisé par le pervers narcissique : « le harcèlement moral désigne une situation (familiale, professionnelle) dans le cadre de laquelle un Autre jouisseur vampirise une victime passive via de sournois mécanismes de domination manipulatoire. Comme le gourou, le harceleur use lui aussi de l’emprise, cette action insidieuse qui retire tout sens critique et peut aller jusqu’à la captation de l’esprit de l’autre, comme dans un véritable lavage de cerveau. En conséquence, la victime est prise dans une toile d’araignée, tenue à disposition, ligotée psychologiquement, anesthésiée. »

Nous restons toujours sidérés par l’absence de réaction des victimes. Qui accepterait en effet de vivre un enfer pendant des années, parfois des décennies ?

Le manque de confirmation narcissique précoce (par une figure parentale maltraitante, dépréciatrice et toxique), est vécu comme une blessure narcissique sévère qui obérera l’avenir : l’enfant se sentira sans valeur personnelle. Cela ravivera son sentiment d’insuffisance, de petitesse, d’impuissance (terme à ne pas prendre dans son sens sexuel), d’où un profond sentiment de honte. La constitution de la future personnalité s’en ressentira définitivement et il en résultera une sensibilité particulière aux inévitables blessures narcissiques ultérieures qui atteindront le sujet. Ces sujets ont le plus grand mal, non seulement à se remettre d’un échec ou d’une perte, mais aussi à jouir de leurs réussites. Ils vivent en permanence avec en arrière-plan des fantasmes d’effondrement, ce qui les amène à se durcir de façon défensive et à refuser toute menace de dépressivité en refusant ou en déniant tout affect de tristesse.

Rémy Puyuelo dans son article « les Enfants empêchés de latence », évoque ces enfants abusés narcissiques qui présentent des carences et des blessures qui ont empiété leur développement, et les ont mis en difficulté de se vivre comme un sujet autonome. Ces « enfants moi tout seul sans jamais l’autre » ne sont pas eux-mêmes, ils sont des photocopies et sont incapables de supporter une perte ou un échec.

Confusion dévastatrice du mal et de l’amour

C’est avec de tels sujets que le pervers narcissique trouvera son miel, car ces ligatures hautement pathologiques sont vécues comme si elles étaient des relations d’amour: le sujet en déficience narcissique cherche constamment des moyens de réassurance sur sa valeur et donc, des preuves qu’il est digne d’être aimé. Cette mauvaise estime de soi prédispose à la dépendance affective dont se nourrit le pervers qui usera de toutes les stratégies nécessaires — séduction, mensonge, chantage affectif, menace, culpabilisation, mise en dépendance, dénigrement, dévalorisation, renversement des rôles, confusionnement, isolement — pour totalement régner sur sa victime.

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Ce qui retient mon attention depuis quelques années sont les conséquences dramatiques des agissements des pervers narcissiques. Bien entendu, ces derniers ne viennent jamais consulter. Pourquoi le feraient-ils ? Ils ne souffrent en/de rien, tant qu’ils gardent leur victime entre leurs griffes.

Mais un certain nombre de victimes de pervers viennent consulter. Dans presque tous les cas, le travail psychique a permis un dégagement de l’emprise. Venir demander une psychothérapie — qui fait intervenir un tiers dans une relation pathologique ne pouvant se maintenir que dans le secret — signe déjà un début de prise de conscience et une volonté de dégagement. Il faut parfois des années avant qu’un rendez-vous soit demandé. Mais une fois la psychothérapie engagée, le plus souvent la prise de conscience ne tarde pas. Et une fois prise la décision de refuser ces maltraitantes et de quitter le pervers, elle est quasi définitive et irrévocable. Ce qui est, pour patient et thérapeute, source de grande satisfaction.


[1] Tiré d’une histoire vraie, réalisé par Andréa Bescond et Eric Métayer, écrit par Eléonore Bauer et Guillaume Labbé.

[2] Membre titulaire (1962) de la Société psychanalytique de Paris

[3] Le Harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Éditions La Découverte & Syros, 1998




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est psychiatre. Il écrit sous pseudonyme.

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