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Quand l’éducation aux médias se mue en propagande déguisée

Déjà que dans nos lycées, on lit plus souvent Mediapart que Causeur dans la salle des profs...


Quand l’éducation aux médias se mue en propagande déguisée
L'économiste engagée Julia Cagé dans le film "Media Cash : Qui a tué le débat public ?" de Valentine Oberti et Luc Hermann, recommandé aux profs par le CLEMI...

La semaine de la presse et des médias, du 27 mars au 1er avril, entend aider nos enfants à «affronter la désinformation». Malheureusement, ce sont souvent des profs très idéologues qui assurent cette campagne de «sensibilisation», dispensable dans sa forme actuelle.


Du 27 mars au 1er avril, c’est la 34ᵉ semaine de la presse et des médias, dans les écoles, collèges et lycées de France. Une occasion annuelle, pour tous les professeurs volontaires – et il y en a ! – de prôner la pensée unique sous couvert de « former des citoyens libres et éclairés » (quelle contradiction !) et de taper joyeusement sur Bolloré et les médias privés, avec la bénédiction du ministère de l’Éducation nationale.

Objectif louable, exécution affligeante

Le thème de cette année ? « L’info sur tous les fronts ». Et pour bien l’aborder, le site internet officiel de l’Éducation nationale [1] propose un « dossier pédagogique » édifiant : au programme, des conseils pour « affronter la désinformation », ou « analyser le processus de captation de l’attention ». Il faut traduire, c’est de rigueur : car si les objectifs paraissent de prime abord plutôt raisonnables, la mise en pratique est, comme d’habitude, affligeante.

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« Affronter la désinformation », cela signifie « ne pas céder aux contradicteurs de la pensée unique » : ainsi, par exemple, le CLEMI (centre pour l’éducation aux médias et à l’information), qui est à l’origine de la séquence pédagogique, s’il constitue tout un premier dossier lié à la guerre en Ukraine (« Le journalisme de guerre aujourd’hui »), et analyse en long et en large la propagande russe – ce qui est parfaitement légitime –, ne donne que du bout des doigts des cas de désinformation ukrainienne (et encore: pour le principal, il s’agit de la vidéo truquée du parlement ukrainien montrant Paris sous les bombes, qui a toujours été clairement annoncée comme un montage). Il eût été louable, et particulièrement instructif, de démontrer qu’en matière de conflit armé entre deux pays, il faut toujours recueillir avec une extrême précaution les informations venant des deux belligérants. Même Franceinfo, le 26 février, trouvait nécessaire de consacrer un article aux mensonges ukrainiens [2]… Le rôle de l’école devrait être de développer l’esprit critique des élèves, et non de les désinformer, au nom de la désinformation pratiquée par une nation considérée comme ennemie ! L’histoire des conflits européens, et celle, encore plus récente, des conflits de la puissance américaine, nous ont pourtant bien assez appris à nous méfier des informations de guerre.

Pour analyser la galaxie Bolloré, une infographie de Libé et un documentaire de Mediapart

L’on pourrait s’attarder sur les pages 23 et 24 du dossier pédagogique, relatives à l’analyse du « processus de captation de l’attention » (l’on notera, au passage, l’utilisation d’un vocabulaire qui semble plus volontiers sortir d’une thèse de doctorat que d’un document à destination des instituteurs et des professeurs de collège et de lycée), dont l’objectif est de mettre en garde contre l’utilisation abusive des écrans. Mais passons directement au quatrième dossier : « Le journalisme sous pression » – la lecture en vaut la peine. L’on y trouvera, aux pages 27 et 28, deux séances passionnantes sur Vincent Bolloré et CNews, sous l’égide rassurante d’une infographie de Libération et d’un documentaire de Mediapart.

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Quelques exercices, évidemment neutres et d’une objectivité parfaite (d’autant que les professeurs, à n’en pas douter, sauront se souvenir qu’en qualité d’agents publics, ils sont soumis à une obligation de neutralité) sont proposés aux élèves autour de l’audition parlementaire de Vincent Bolloré… et de sa garde à vue, images à l’appui ! Et la séance de conclure : « On fait émerger la question de l’autocensure, forme de censure que l’on s’applique à soi-même sans injonction extérieure. » Excellente idée : et si l’on poursuivait ce questionnement avec celui de la censure du pouvoir exécutif, et notamment de la ministre de la Culture qui, à mots couverts, ne cesse de vouloir interdire la chaîne maudite ? Sans doute ne se priverait-elle pas, dans la foulée, de cacheter les lettres d’embastillement des animateurs, si l’on voulait seulement lui en laisser la possibilité !

Affiche pour la Semaine de la presse et des médias dans l’École, édition 2023

Les idées de Julia Cagé dans les têtes de tous vos mioches

Passons à la séance 3. « Étape 1 : l’enseignant présente le documentaire de Mediapart, Media Crash « Qui a tué le débat public ? », sorti en février 2022. » Si la consigne donne déjà des sueurs froides, la suite laisse pantois : « À cette occasion, il rappelle également en quoi consiste le travail d’investigation des journalistes : ce dernier s’appuie sur des faits et doit présenter des points de vue contradictoires. » L’on croirait à l’un de ces beaux articles du code de procédure civile : Edwy Plenel ou Élise Lucet, magistrats du siège indépendants et impartiaux, s’appuyant sur des faits et présentant des points de vue contradictoires ? – Allons ! à ces enquêteurs dont la devise est « partialité et subjectivité », la robe de procureur paraît bien mieux seoir ! « Étape 2 : les élèves visionnent l’extrait de ce documentaire qui évoque CNews et son changement de ligne éditoriale (vidéo 3). Ils reformulent l’affirmation des chercheurs, Alexis Lévrier et Julia Cagé, qui observent la présence croissante, sur CNews, d’invités politiques majoritairement de droite et particulièrement d’extrême-droite depuis la prise en main de la chaîne par Vincent Bolloré. » Tiens donc : l’on attendra que les journalistes d’investigation, entre deux reportages à charge sur le patronat, s’intéressent à l’utilisation abusive du concept d’« extrême-droite », et aux conditions de son emploi par les services publics de l’éducation et de l’information – en « s’appuyant sur des faits », bien sûr, et en « présentant des points de vue contradictoires ».

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J’en passe et des meilleures, je saute à la conclusion : « En étudiant les pressions auxquelles le journalisme peut être soumis, les élèves observent donc qu’il est important de questionner la concentration des médias et, dans certains cas, l’influence des propriétaires sur les rédactions. » L’Éducation nationale découvrirait-elle que l’idéologie influence le travail des journalistes ?… Celle des autres, bien sûr, pas celle du service public, qui, – c’est bien connu ! – est d’une neutralité impeccable. Le ministère et les rectorats, qui ont charge d’âmes, feraient bien de relire l’Évangile selon saint Matthieu, si ce n’est pas trop étouffer leur laïcité à géométrie variable, plutôt que de relayer ce genre de document dont l’objectif propagandiste est à peine masqué : « Qu’as-tu à regarder la paille qui est dans l’œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ! »

« L’info sur tous les fronts », bien sûr, n’est qu’un prétexte. L’Éducation nationale n’attend qu’une chose : que les élèves sachent, in fine, faire la différence entre, d’un côté, les journalistes du service public, – les gentils –, et, de l’autre, ceux des médias privés, – les méchants (i.e., d’extrême-droite). En somme, les bons journalistes, et les mauvais journalistes : l’on pourrait presque en faire un sketch… Certes, les « bons » ont bien des raisons de haïr les « mauvais » : car quand l’on constate que Cyril Hanouna sait mieux animer une émission de débat politique que n’importe quel professionnel du service public, l’on se dit que dans le camp des gentils, il y a décidément bien du progrès à faire…

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[1] https://www.clemi.fr/fileadmin/user_upload/SPME2023/SPME2023.pdf

[2] https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/video-guerre-en-ukraine-un-an-de-propagande-et-de-desinformation_5677757.html



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Ancien étudiant au lycée Henri-IV de Paris, avocat puis professeur de lettres, Paul Rafin a créé le blog Les Grands Articles, consacré à la littérature française et étrangère. www.lesgrandsarticles.fr

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