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Contes de faits


Contes de faits

A l’origine, le « storystelling » est un art vieux comme le monde, ou presque. L’art d’être grand-mère et de raconter à ses petits-enfants, pour les enchanter ou les endormir, de bonnes vieilles histoires qui commencent toujours par « Il était une fois… » – et finissent bien, en général.

Au XIXe siècle, on retrouve ce « Il était une fois » dans l’Ouest : nos amis les cowboys, assis en cercle autour du feu de camp, occupent leurs soirées à se raconter de bonnes vieilles histoires du Nouveau Monde. Exactement comme dans la pire chanson d’Yves Montand : « Dans les plaines du Far West quand vient la nuit / Les cowboys près du bivouac sont réunis… », coin-coin.

Une distraction conviviale qui, paraît-il, revient très fort de l’autre côté de l’Atlantique ces trente dernières années. Chaque automne à Jonesborough (Tennessee), le plus grand festival de « storytelling » réunit quelque dix mille inconditionnels du genre. Un week-end durant, ces braves gens viennent retrouver l’esprit de la Frontière en écoutant les exploits d’anciens cowboys réels ou supposés et les « souvenirs » dûment romancés d’alertes arrière-grand-mères.

Mais ce n’est pas exactement de ça que nous parle « Storytelling, la machine à raconter des histoires ». Ce documentaire, multidiffusé sur Canal Plus, recense de façon rigoureuse et plutôt percutante les usages modernes du « storytelling » dont nous sommes aujourd’hui, bon gré mal gré, le public.

Ces histoires-là sont parfois enjolivées, voire totalement inventées, mais jamais gratuites : elles servent à influencer l’opinion au service de tel intérêt politique, économique ou militaire…

De manière un tantinet pédantesque, Christian Salmon, sociologue, co-auteur du documentaire et « inventeur » du néo-storytelling, appelle ça le « Nouvel ordre narratif ». Désormais un peu partout le pouvoir se prend, se garde et se renforce principalement grâce à la diffusion massive de « récits » soigneusement calibrés pour nous convaincre, nous motiver, voire nous mobiliser.

Déjà, aux Etats-Unis, le « storytelling » salmonien est devenu un outil indispensable pour gagner une élection. Il faut revoir, à cet égard, les images ébouriffantes de George W. Bush en pleine campagne pour sa réelection. La scène se passe le 1er mai 2003 : un mois et demi après la chute de Bagdad, le Président atterrit à bord d’un avion de chasse sur le porte-avions USS Abraham-Lincoln, de retour d’Irak.

Déguisé en pilote de guerre, W. semble lui-même rentrer tout droit du front… En fait, plus prosaïquement, il débarque de la base de San Diego – située à quelques miles de là. Qu’à cela ne tienne ! Victorieux, rassurant, courageux, Bush Jr se fait ovationner par les bidasses massés sur le pont, sous une gigantesque banderole proclamant « Mission accomplished ! » Par chance, les caméras des principaux « networks » sont aussi présents, et à travers eux toute l’Amérique – qui, quelques mois plus tard, réélira le Président haut la main !

Mais Barack Obama n’est pas en reste. Cinq jours avant le scrutin de novembre dernier, le candidat démocrate se paye un publi-reportage d’une demi-heure, diffusé en simultané sur six grandes chaînes à l’heure de la plus grande écoute. Le message de cette autobiographie largement photoshoppée est simple : mon histoire, c’est celle de l’Amérique ; donc l’avenir de l’Amérique, c’est moi !

Cela dit, un bon « storytelling », ça ne s’improvise pas ! McCain en fera l’amère expérience en sortant imprudemment de sa manche, lors du dernier débat télévisé de la campagne, la trop belle histoire de « Joe le Plombier ». Ce brave homme n’a-t-il pas apostrophé, quelques jours auparavant, le candidat noir en col blanc, sur un thème toujours porteur : « Et nos impôts ? » C’est bon ça, coco ! En une heure de parole, Mc Cain va donc citer 26 fois « Joe le plombier », incarnation de l’Américain moyen écrasé par les taxes…

Problème : cette « story »-là est plutôt mal ficelée ! Il ne faudra que quelques heures aux médias, et surtout à Internet, pour la démonter. Non seulement Joe le Plombier s’appelle Sam, mais il n’est pas plombier et ne paie pas ses impôts… Du coup l’or se change en plomb, et Mc Cain a l’air d’un con. Dommage ! Avec un peu plus de rigueur, personne n’y aurait vu que du bleu…

Mais l’Amérique n’a pas l’exclusivité du « racontage d’histoires », vient nous rappeler l’incontournable Salmon. Chez nous aussi, Nicolas Sarkozy y a recouru, entre autres pour habiller son retournement de veste (!) sur l’Afghanistan. En 2006, le candidat Sarko confie à Arlette Chabot son hostilité au maintien des troupes françaises « dans cette partie du monde » (sic). L’année suivante, changement de ton : Sarkozy, désormais président, a décidé de renforcer le contingent français en Afghanistan. Et pour expliquer aux larges masses un tel revirement, quoi de mieux qu’un bon « storytelling », je vous le demande ?

En l’espace d’un an, le chef de l’Etat va donc raconter à trois reprises – avec des variantes – la même histoire : les talibans, ils amputent d’une main les femmes qui osent porter du vernis à ongles. Avant d’enchaîner, dans son inimitable syle d’auto-interview piqué à Ardisson : « Est-ce qu’on peut discuter avec des gens comme ça ? Honnêtement, je crois pas ! »

Hélas, dût notre orgueil national en souffrir, cette belle histoire n’est même pas « made in France ». Dès 2001, Mmes Bush puis Blair l’avaient racontée, pratiquement dans les mêmes termes, pour justifier la politique commune de leurs époux respectifs dans l’affaire afghane.

Pire encore ! La source de cette « story » désormais historique est plutôt fragile : quatre lignes au conditionnel dans un rapport d’Amnesty International. En 1996, « dans le quartier de Khayr Khana à Kaboul, des islamistes auraient sectionné l’extrémité du pouce d’une femme ».

Enfoncée, la dépêche d’Ems ! Désormais, une brève invérifiée d’ONG, convenablement martelée, peut suffire à déclencher une guerre. C’est dire s’il convient d’affûter notre esprit critique – ou notre « vigilance citoyenne », comme disent mes amis de gauche : de plus en plus, le « storytelling » se substitue à l’analyse des vrais enjeux, le virtuel l’emporte sur le réel et la fiction légitime la politique !

Mais vous n’êtes pas obligés de me croire…



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