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Alain Finkielkraut: « Commémorer Maurras? Je suis incapable de trancher »

Morceaux choisis de L'Esprit de l'escalier


Alain Finkielkraut: « Commémorer Maurras? Je suis incapable de trancher »
Alain Finkielkraut, septembre 2017. ©Hannah ASSOULINE/Opale/Leemage

Le meilleur d’Alain Finkielkraut dans L’Esprit de l’escalier. Ce mois-ci, néoféminisme, Ebdo et Charles Maurras sont au programme.


La mise à mal du droit et de la littérature 

La révolution #metoo se caractérise comme toutes ses devancières par l’antijuridisme.

Parce qu’il est méticuleux, parce qu’il respecte les formes, parce qu’il impose à chaque accusation l’épreuve du contradictoire, le droit suscite aujourd’hui l’impatience, l’incompréhension et même la haine. À l’époque de l’immédiateté technique et de la mobilisation politique contre la violence faite aux femmes, on n’a pas de temps à perdre avec les procédures, les coupables doivent payer tout de suite. En Amérique, il suffit déjà d’une simple dénonciation pour que des acteurs, des metteurs en scène, des chefs d’orchestre soient mis au ban. Le jugement n’attend pas la justice et il est sans appel. En France, quand deux plaintes, l’une pour viol, l’autre pour abus de faiblesse, sont déposées contre le ministre de l’Action et des Comptes publics Gérald Darmanin, les néoféministes, Mediapart, et aussi ceux qui, à droite, ne lui pardonnent pas d’avoir changé de camp, exigent sa démission sur-le-champ. À quoi bon attendre les enquêtes ? Le porc est démasqué : il doit disparaître.

La même logique est à l’œuvre dans une affaire criminelle qui a tenu la France en haleine : l’affaire Daval. Alexia Daval a été retrouvée morte non loin de chez elle, le corps à demi calciné. On a cru d’abord qu’elle avait été tuée par un rôdeur lors de son jogging matinal. Or, après trois mois de mensonges et de larmes, son mari vient d’avouer : il est le meurtrier. Les tables rondes se succèdent alors sur les chaînes d’information continue : Muriel Salmona, la psychiatre à qui l’on doit le concept de « culture du viol », brosse le portrait d’un monstre manipulateur. Mais surgit soudain une voix dissonante : l’avocat de Jonathann Daval affirme, sans excuser son client, que les rapports entre les époux étaient très tendus et que c’est elle qui se montrait violente. Cette ligne de défense fait scandale. Les néoféministes s’indignent. Bafouant la séparation des pouvoirs, la secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes accuse l’avocat de salir toutes les victimes de violences conjugales. Elle requalifie sur sa lancée le meurtre d’assassinat et parle même de « féminicide » comme si, à l’instar des nazis qui éliminaient les juifs en tant que juifs, Jonathann Daval avait étranglé sa femme pour la punir d’être une femme. Imaginons une seule seconde le scénario inverse. Alexia tue Jonathann, et son avocat révèle que celui-ci avait une personnalité écrasante et se montrait parfois violent. Aussitôt, un comité de soutien se serait formé, et Josiane Balasko, invitée à la télévision par Laurent Delahousse, aurait invoqué la légitime défense. Je ne ferai pas la même chose pour Jonathann Daval : son crime est atroce. Mais il est le dénouement d’une histoire singulière. Sa femme, en effet, furieuse de n’avoir pas d’enfant en dépit de son traitement anti-infertilité, lui envoyait des SMS pour fustiger son impuissance…

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Le droit ne connaît que des cas particuliers. La révolution n’a affaire qu’à des entités. C’est pourquoi toutes les révolutions veulent se défaire du droit. « Il n’y a pas d’innocents parmi les aristocrates », disait Collot d’Herbois, et la loi du 22 prairial, la fameuse loi des suspects, donnait les coudées franches au tribunal révolutionnaire en supprimant l’instruction, en fondant l’acte d’accusation sur de simples dénonciations, en retirant à l’accusé le secours d’un avocat, en supprimant l’audition de témoins, bref : en faisant de l’audience une simple formalité. Nous ne sommes pas revenus à l’âge de la guillotine, Dieu soit loué, mais la structure mentale de la révolution actuelle est la même. La dénonciation fait le coupable, le « porc » est celui que sa victime désigne comme tel, car, selon la phrase immortelle d’Agnès Varda : « L’humiliation est toujours du côté des femmes. »

Le droit relève de ce que les Grecs appelaient la phronesis, qu’on traduit généralement par « prudence » et qui est, plus précisément, la sagesse pratique adaptée à la singularité des cas. Aujourd’hui, une nouvelle fois, l’idéologie congédie la phronesis et traite les individus comme des symboles. Le droit est donc mis à mal et, avec lui, la littérature, cette jurisprudence de la vie humaine. Dans le numéro du Nouveau Magazine littéraire consacré à « l’histoire qui se fait sous nos yeux », Sophie Rabau, enseignante-chercheuse à l’université Paris III, explique doctement que si Carmen la rebelle accepte de suivre José et renonce à se défendre, c’est qu’elle a été violée. Nausicaa surprise par Ulysse a subi un sort identique. Et notre herméneute se demande ce qu’on a bien pu faire à Célimène pour que cette veuve indépendante et joyeuse finisse par proposer à Alceste un mariage dont elle a dit sur tous les tons qu’elle ne le voulait pas. Conclusion de l’article : « Une récente campagne a appelé les victimes d’agressions sexuelles à briser le silence qui les tue une deuxième fois, je ne vois aucune raison à ce que cette saine entreprise s’arrête au bord de la fiction. Seule une action collective des lecteurs, lectrices et personnages permettra de mettre au jour la violence enfouie dans les pages de la littérature mondiale. Aux dernières nouvelles, Carmen se trouverait en Italie, à Florence, où elle semble avoir réussi à se débarrasser de José dans une mise-en-scène de l’opéra de Bizet par Leo Muscato. Depuis les foyers des femmes de Toscane où je l’ai retrouvée, je lance avec elle ce solennel appel : #Balance ton porc dans la fiction. »

Ce texte à n’en pas croire ses yeux est publié dans un magazine qui a le culot de se dire « littéraire ». Quand l’esprit du droit s’éclipse, l’esprit du procès s’installe, et ni les vivants, ni les morts, ni les êtres en chair et en os, ni les personnages de roman n’échappent à ses incriminations.

Les œufs se rebiffent ! 

Ebdo est un nouveau magazine qui doit jouer des coudes pour se faire une place sur un marché déjà saturé. Ce besoin pressant d’attirer l’attention l’a donc conduit à exhumer une ancienne plainte pour viol classée sans suite contre Nicolas Hulot, ministre médiatique s’il en est. Mais, cette fois, les autres journaux n’ont pas suivi. Ils ont condamné cette initiative tout en se gardant de critiquer le mouvement qui l’avait rendue possible. Et sans se démonter, les néoféministes ont dit que les excès de la nouvelle révolution étaient le prix à payer pour ses avancées prodigieuses. À entendre ces variations sur le thème « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », j’ai pensé à un article magnifique d’Hannah Arendt : « Eggs speak up » (« Les œufs se rebiffent »).

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Avant d’être de gauche ou de droite, je suis du parti des œufs car je n’ai pas oublié le xxe siècle. Je n’en déduis pas pour autant que le monde est exclusivement composé d’individus : il y a des classes, des peuples, des nations, des minorités… C’est toujours pour des causes collectives qu’on s’engage, mais ce que je retiens de l’histoire de l’engagement, c’est qu’il faut absolument résister à la tentation d’assigner le Bien à l’une ou l’autre de ces entités. Elles ne sont jamais intégralement innocentes ou vertueuses. Or, le néoféminisme a tendance à idéaliser toutes les femmes et à recueillir leurs plaintes sans aucune vérification, comme si la calomnie et l’esprit de vengeance étaient des spécificités masculines.

Il n’y a de Dieu que Dieu et si Dieu n’existe pas, sa place doit demeurer vide, la remplir par une totalité, quelle qu’elle soit, c’est tomber dans l’idolâtrie, et l’idolâtrie peut faire des ravages. Les néoféministes évoquent irrésistiblement les islamistes, pour qui les hommes musulmans sont tous des frères et les femmes toutes des sœurs. De beaux moments de fraternité interrompent parfois le cours des choses, mais vouloir pérenniser ces moments, c’est exposer les hommes et les femmes à de grands périls. Le « frérisme » et le « sororisme » sont des attentats contre la pluralité humaine.

Commémorer Maurras ? 

« Commémorer n’est pas célébrer, c’est se souvenir ensemble d’un moment ou d’un destin », écrivent Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory. Distinction essentielle : « On commémore la Saint-Barthélemy, on ne la célèbre pas. On commémore l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac, on ne le célèbre pas. On commémore la Grande Guerre, on ne la célèbre pas. (…) Le haut comité aux commémorations nationales a jugé qu’il était de sa mission de rappeler ce que furent les mouvements intellectuels et politiques d’extrême droite sous la IIIe République, et l’influence majeure qu’y eut, bien au-delà de sa famille politique, et le rôle qu’y joua un personnage tel que Charles Maurras, que son nationalisme monarchiste, antisémite, raciste, conduisit, en 1940, à un soutien immédiat au régime du maréchal Pétain et aux pires infamies de celui-ci ». Pour Sébastien Ledoux, qui est aussi historien, c’est la dette des contemporains envers les objets du passé qui inspire l’acte de commémorer : « Si les commémorations officielles des pages sombres de l’Histoire nationale ont pu faire sens collectivement, c’est précisément au nom de l’hommage rendu aux victimes et non en souvenir de ceux qui ont participé au crime, ou soutenu, par adhésion idéologique, les responsables de ces crimes. » Cet argument a une certaine force. Celui de Jeanneney et Ory aussi. Je me sens donc incapable de trancher. Je ne sais pas si Françoise Nyssen, la ministre de la Culture, a eu tort ou raison de retirer la référence à Maurras dans le livre de commémorations de 2018. Ce que je sais, en revanche, c’est que si nous voulons comprendre quelque chose au passé français, la vie, l’œuvre et l’action de Charles Maurras ne doivent surtout pas tomber dans l’oubli. Son rayonnement a été immense, mais à la différence de Barrès, l’autre grand doctrinaire du nationalisme français, Maurras est insauvable. Tous deux ont été des antidreyfusards passionnés, tous deux défendaient l’armée et l’État contre une justice abstraite qui risquait de les affaiblir. Tous deux considéraient les juifs comme des étrangers. Mais la guerre de 14 a changé Barrès. Apprenant notamment que le grand rabbin de Lyon Abraham Bloch était tombé au champ d’honneur en offrant un crucifix à un soldat catholique mourant, il a intégré les israélites dans Les Familles spirituelles de la France. Rien de tel chez Maurras. Quand Léon Blum accède au pouvoir, il émet le vœu qu’il soit tué d’une balle dans le dos et il le traite de « vieux chameau sémitique ». Après la « divine surprise » de l’arrivée au pouvoir du maréchal Pétain, il applaudit le statut des Juifs d’octobre 1940, « au nom du droit absolu de faire nos conditions aux nomades que nous recevons sous nos toits ». Avec lui, l’antisémitisme accède au rang d’idéologie, c’est-à-dire non plus seulement de préjugé, mais de principe explicatif de l’histoire. « Tout paraît impossible, ou affreusement difficile, sans cette providence de l’antisémitisme. Par elle tout s’arrange, s’aplanit et se simplifie. Si l’on n’était antisémite par volonté patriotique, on le deviendrait par simple sentiment de l’opportunité. » Le Juif symbolise l’antination. Et il n’est pas le seul. La République selon Maurras « livre le patrimoine national à une véritable entreprise de colonisation, le pouvoir réel est passé entre la main de quatre états complices, et tous émanant de l’étranger : les états juif, métèque, maçon et protestant ».

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Cette pensée n’a pas survécu aux années noires et elle a emporté dans sa débâcle l’idée même de conservatisme. Quand Mathieu Bock-Côté, par exemple, écrit que notre temps est traversé par une grande peur, celle de devenir étranger chez soi, on lui jette immédiatement Maurras à la figure : « Il s’agit de savoir si nous sommes chez nous en France ou si nous n’y sommes plus ;  si notre sol nous appartient, ou si nous allons perdre avec lui notre fer, notre houille, et notre pain ; si, avec les champs et les mers, les canaux et les fleuves, nous allons aliéner les habitations de nos pères, depuis les monuments où se glorifie la cité, jusqu’aux humbles maisons de nos particuliers. Devant un cas de cette taille, il est ridicule de se demander si la France renonce aux traditions hospitalières d’un grand peuple civilisé. Avant d’hospitaliser, il faut être. » Maurras est aujourd’hui le repoussoir providentiel du progressisme mondialisé, qui ne veut pas voir dans le monde des peuples avec des mœurs et des traditions spécifiques, mais des populations interchangeables. Ainsi, la France se disloque et la nouvelle judéophobie prospère à l’abri de la vigilance antimaurrassienne. Tout compte fait, ce n’est pas le retour de l’idéologie de l’Action française qui est à craindre c’est, commémoration ou pas, la mise en accusation pour maurrassisme d’une stupeur et d’une douleur qui ne méritent pas cette indignité.

Mars 2018 – #55

Article extrait du Magazine Causeur



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Alain Finkielkraut est philosophe et écrivain. Dernier livre paru : "A la première personne" (Gallimard).

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