Accueil Édition Abonné Comment diable explique-t-on que le policier du Pont-Neuf soit mis en examen pour «homicide volontaire»?

Comment diable explique-t-on que le policier du Pont-Neuf soit mis en examen pour «homicide volontaire»?

Réflexions sur la légitime défense en France


Comment diable explique-t-on que le policier du Pont-Neuf soit mis en examen pour «homicide volontaire»?
Place Saint Michel à Paris, le 2 mai, des policiers manifestent leur soutien envers leur collègue auteur des tirs mortels sur le Pont Neuf le 24 avril 2022 © SEVGI/SIPA

Le policier qui le 24 avril avait tiré sur une voiture qui fonçait sur ses collègues après un refus d’obtempérer a été mis en examen pour « homicide volontaire ». Cette inculpation, qui va au-delà des réquisitions du Parquet, a fait réagir les syndicats de police, qui ont organisé des manifestations de protestation. Notre chroniqueur revient sur la chaîne d’événements qui a conduit à cette situation, et s’interroge sur les règles françaises de la légitime défense.


Le Procureur de la République, après la fusillade sanglante du Pont-Neuf le 24 avril au soir, avait ouvert une information judiciaire pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » et déferré l’agent à l’issue d’une garde à vue de quarante-huit heures. Les magistrats instructeurs ont retenu une qualification juridique des faits plus lourde que celle requise par le parquet. Les deux morts sont deux dealers, deux frères de 25 et 31 ans, et le blessé, à l’arrière du véhicule, est apparemment un client.

Le premier réflexe est de s’étonner d’une telle mise en examen. Après tout, la profession de truand expose à certains inconvénients — par exemple celui de mourir jeune et de mort violente. « Bien fait », diront certains. Mais les règles de la légitime défense, en France, sont complexes et cette inculpation est logique.

Pour démêler le vrai des on-dit et des opinions toutes faites, j’ai demandé son avis à Philippe N***, qui durant 40 ans de carrière dans la police, à Paris puis Marseille, a connu bien des situations similaires et peut analyser à froid les événements.


Jean-Paul Brighelli. Quel a été apparemment le déroulé des faits ?

Philippe N***. La voiture, qui était garée à contresens au niveau du Vert-Galant, a forcé un barrage et foncé sur les policiers. Rappelons que le 24 avril était le soir des élections, et que la police avait manifestement été mise en alerte pour contenir toute émotion populaire. Ça, c’est pour le climat. C’est ce qui explique aussi que le policier ait été équipé d’un fusil d’assaut HKG36. Il faut savoir que traditionnellement de telles armes ne sont jamais chargées à fond (donc tout au plus une dizaine de balles dans un chargeur qui en contient vingt-cinq), et doivent être réglées sur un tir au coup par coup, et non en rafale.

Une précision au passage. Cette arme, ainsi que le Sig, ont été généralisés en 2002. En fait, après les émeutes en banlieue de 1995, quelques grosses têtes au ministère se sont dit qu’il fallait équiper les troupes pour affronter une situation d’émeute ou de guerre civile — oui, déjà en 2002. On ne parlait pas de terrorisme, à l’époque. Ni de voyous surarmés. Mais de jeunes émeutiers.

La logique d’intervention est la suivante : celui qui a une arme longue est en retrait ; un intervenant s’approche du véhicule côté conducteur, un autre côté passager, un troisième est en retrait, en protection. Il se tient sur le côté — à 14 heures — pour couvrir ses collègues qui demandent au conducteur de s’arrêter. 

Evidemment, la voiture n’est pas allée forcément tout droit, et il semble qu’elle se soit dirigée frontalement vers le policier. Ce dernier, voyant que la voiture fonçait, a eu le réflexe de tirer — il faut bien réaliser que tout cela se passe très vite. 

On peut s’étonner que son arme ait manifestement été réglée sur un tir en rafale, puisqu’on a relevé une dizaine d’impacts. À cette distance — quelques mètres —, ce n’est pas un exploit que de grouper six balles sur dix sur une cible très proche — même si elle était en mouvement.

Le policier est mis en examen, mais il n’est pas suspendu…

Il est effectivement placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction de porter une arme, d’exercer une fonction en contact avec le public, et d’entrer en contact avec le service auquel il appartient. Autrement dit, il est confiné dans un emploi de bureau, en attendant les conclusions de l’enquête. Il touche son plein salaire.
Qu’il soit inculpé est un processus normal. Les magistrats instruisent normalement sur la qualification la plus importante. Ça ne présume en rien de la qualification finale. On paie les musiciens à la fin du bal, n’est-ce pas… Et cela ne présage en rien de la sanction éventuelle dont déciderait un jury, si cela devait déboucher sur un procès d’assises — où de toute façon la Cour peut requalifier les faits.

Quant aux manifestations syndicales… Les syndicats, depuis les manifestations spontanées de policiers en 2016 puis en 2020, ont tendance à anticiper, de peur de voir leurs troupes s’autonomiser davantage. C’est plus de la gesticulation qu’une protestation fondée.

Pourquoi est-il inculpé d’homicide volontaire ?

Nous entrons là dans les arcanes de la légitime défense, dont les règles ont été modifiées en 2017 — suite à l’attaque du Bataclan. Il s’est alors agi d’unifier les pratiques, jusqu’alors distinctes, de la police et de la gendarmerie : jusque-là, seuls les gendarmes, qui sont un corps d’armée, pouvaient faire usage de leur arme lorsqu’ils n’avaient pas d’autre moyen de défendre le périmètre qui leur avait été confié. 

Je vous renvoie à la circulaire 

« Dans l’exercice de leurs fonctions et revêtus de leur uniforme ou des insignes extérieurs et apparents de leur qualité, les agents de la police nationale et les militaires de la gendarmerie nationale peuvent, outre les cas mentionnés à l’article L. 211-9, faire usage de leurs armes en cas d’absolue nécessité et de manière strictement proportionnée :

« 1° Lorsque des atteintes à la vie ou à l’intégrité physique sont portées contre eux ou contre autrui ou lorsque des personnes armées menacent leur vie ou leur intégrité physique ou celles d’autrui ;

« 2° Lorsque, après deux sommations faites à haute voix, ils ne peuvent défendre autrement les lieux qu’ils occupent ou les personnes qui leur sont confiées ;

« 3° Lorsque, immédiatement après deux sommations adressées à haute voix, ils ne peuvent contraindre à s’arrêter, autrement que par l’usage des armes, des personnes qui cherchent à échapper à leur garde ou à leurs investigations et qui sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

« 4° Lorsqu’ils ne peuvent immobiliser, autrement que par l’usage des armes, des véhicules, embarcations ou autres moyens de transport, dont les conducteurs n’obtempèrent pas à l’ordre d’arrêt et dont les occupants sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui ;

« 5° Dans le but exclusif d’empêcher la réitération, dans un temps rapproché, d’un ou de plusieurs meurtres ou tentatives de meurtre venant d’être commis, lorsqu’ils ont des raisons réelles et objectives d’estimer que cette réitération est probable au regard des informations dont ils disposent au moment où ils font usage de leurs armes. » 

Si je comprends bien, on ne peut en aucun cas anticiper — il faut attendre d’être agressé, et éventuellement mort, pour riposter…

Notez que la police a su parfois s’affranchir des règles. La mort de Mesrine, abattu sans sommations en 1979, était techniquement un assassinat — et pourtant, Broussard a été félicité par le ministre, Christian Bonnet, et a bâti la suite de sa brillante carrière sur cette élimination. La gauche n’est pas en reste : en 1985, le leader indépendantiste kanak Eloi Machoro et son ami Marcel Nonnaro sont abattus à 400m de distance par le GIGN — sur ordre de Pierre Joxe. Enfin, si vous vous rappelez l’affaire « Human bomb », Erick Schmitt a été abattu par le RAID, sur ordre de Charles Pasqua, alors qu’il avait été drogué par des pizzas assaisonnées aux tranquillisants. Rien de « strictement proportionné » dans ces trois événements.

Les trois cas ne poseraient aujourd’hui aucun problème. Mais même lorsque la législation était plus restrictive, on jugeait de l’opportunité des poursuites — l’opportunité politique, s’entend.

Alors, un délit de fuite fait-il partie de ces situations où les occupants d’une voiture « sont susceptibles de perpétrer, dans leur fuite, des atteintes à leur vie ou à leur intégrité physique ou à celles d’autrui » ? 

Il faut savoir qu’on observe en France un refus d’obtempérer toutes les 20mn. 26 000 par an. Le bilan varie de de 0 à 3 morts parmi les forces de l’ordre par an. C’est triste pour ceux à qui ça arrive, mais c’est statistiquement dérisoire. Pas de quoi en conclure qu’il faudrait tirer 26 000 fois…  Ce qui, avec de mauvais tireurs, et en tirant une fois sur dix, ferait quand même 260 morts par an. 

D’où les réticences juridiques et pratiques.

Quant aux raisons qui poussent les gens à refuser de s’arrêter… Pensez au nombre de gens qui roulent sans permis (770 000, estime-t-on), ou sans assurance, ou bourrés, ou drogués, ou sans contrôle technique — ou mineurs…

Alors, peut-on faire évoluer la légitime défense vers sa version américaine ?

En France on considère la réalité de la menace. Aux Etats-Unis, on considère sa potentialité. La proportionnalité de la riposte n’est pas la même non plus… Aux Etats-Unis, les policiers ont déjà l’arme au poing lorsqu’ils demandent à une voiture de s’arrêter — et tirent sans sommations dès qu’ils trouvent suspect le comportement du conducteur — une situation particulièrement bien illustrée dans ce film de procédure policière qu’est Night Shift (Patrouille de nuit, de Joel Souza, 2019). Mais au-delà, n’importe quel citoyen (encore que les règles soient assez différentes d’un Etat à l’autre) peut défendre par les armes son intégrité physique, ou son bien ou sa voiture, considérés l’un et l’autre comme des extensions de sa personne. C’est ce que l’on appelle là-bas la loi Stand your ground, ou la Doctrine du château. D’où le fait que les maisons n’ont pas de barrière : si vous piétinez une pelouse, vous vous mettez en danger de mort. Rappelez-vous ce qui est arrivé en 1992 au jeune étudiant japonais Yoshi Hattori. Invité à une fête d’Halloween, perdu dans une banlieue où toutes les maisons se ressemblent, il a tenté de demander son chemin — et a été abattu par le propriétaire de la maison à laquelle il a frappé, parce qu’il tenait à la main une caméra qui pouvait être une arme. Le tireur a été blanchi par le jury qui l’a jugé — mais condamné à de très importants dommages et intérêts qui l’ont positivement ruiné.

L’extension de la notion de légitime défense vers le modèle américain impliquerait l’accès aux armes de toute la population — ce qui fut le cas en France jusqu’en 1939. Les problèmes qui se poseraient alors seraient à mon sens plus lourds que nos interrogations présentes sur la légitime défense… 

Reste que la légitime défense est le seul cas, dans l’arsenal judiciaire français, où la charge de la preuve appartient à l’accusé et à sa défense… Que les juristes aient tordu la loi commune (la preuve incombe à l’accusation) pour ce cas précis témoigne de la gêne que suscite cette notion complexe de légitime défense.




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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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