Dans la tête d’un djihadiste


Dans la tête d’un djihadiste

djihad etat islamique

Face aux interrogations et au désarroi suscités par la multiplication des « vocations » djihadistes à partir du territoire français et ce, indépendamment de la culture d’origine, de l’environnement religieux, de la géographie du recrutement, du  milieu social et du cursus scolaire, la psychanalyse aurait-elle quelque chose à dire afin d’éclairer les processus inconscients par lesquels un homme ou une femme s’engage dans ce voyage « sans retour » ?

Posons, pour ne pas nous écarter de la doxa, la question du double inconvénient épistémologique : comment appréhender l’analyse du djihadiste in absentia ? Pire : à l’absence de sa demande se substitue celle du système politique. La psychanalyse appliquée se risquera-t-elle à en devenir le supplétif ? La psychologie des profondeurs possède néanmoins un avantage décisif pour s’autoriser d’elle-même à enquêter : le travail analytique porte sur la réalité psychique et, en conséquence, traite d’égal à égal fantasme et réalité. Abordons notre démarche par deux propos liminaires.

En 2003, des sociologues ont relevé un phénomène de conversions d’environ cinq mille danoises à l’Islam, chiffre en augmentation constante chaque année[1. Courrier international n° 658, juin 2003.]. Dans cette étude qui leur était consacrée, les spécialistes expliquaient le choix religieux des intéressées par l’attention portée aux « règles en matière de morale, d’alimentation et de relations entre l’homme et la femme ». Loin de dévaloriser la foi de ces nouveaux musulmans, des enquêtes complémentaires montraient un attachement essentiel de ces derniers aux rites perçus comme une « pratique visible », leur sentiment de vivre, avec les « devoirs », une religion plus « physique » et la satisfaction d’être intégrée « dans une communauté »

La seconde illustration provient de l’activité professionnelle de l’auteur, à l’époque en supervision analytique au Liban : une amie vint un jour en consultation avec un jeune adolescent d’une quinzaine d’années, habitant Haret Hreik, fief du Hezbollah situé dans la banlieue sud de Beyrouth. Ce jeune avait directement assisté à la mort de son ami le plus proche et du même âge, ami mortellement fauché par une voiture. Traumatisé, réfugié dans un deuil mortifère, il s’enfermait dans sa chambre. Chaque jour, il allumait rituellement des bougies à la mémoire du défunt. Après une séance et, malgré son intention déclarée de revenir, il disparut. L’on m’informa quelques temps après qu’il avait été « pris en charge » par une unité combattante de la milice chiite libanaise et que son « engagement au martyre » lui permettrait sans doute de trouver une « issue » à sa dépression mélancolique.

Quelle différence entre ces femmes danoises converties, ce jeune de la banlieue sud de Beyrouth et les apprentis djihadistes français ? Du seul point de vue qui nous préoccupe, les mécanismes psychiques de l’inconscient, pratiquement aucune. Expliquons-nous. L’islam ici n’est pas en cause : n’importe quel système de pensée jusqu’au-boutiste, religieux ou philosophique, n’importe quelle idéologie radicale dotée d’un appareil prosélyte performant ferait l’affaire. Seuls nous intéressent les arcanes conjoints et crescendo entre processus psychique et cheminement individuel : affaiblissement du « moi », voire effondrement de celui-ci sous l’effet d’une dévalorisation induite par « l’idéal du moi », recherche extérieure d’un étayage structurant et salvateur, évanouissement progressif de la personnalité consciente au profit d’un groupe, sentiment d’invincibilité de l’individu en foule, résurgence pulsionnelle des instincts cruels et destructeurs.

Instance intrapsychique autonome, « l’idéal du moi » sert de référence au « moi » afin d’apprécier ses réalisations effectives. Ces finalités oscillent entre idéaux collectifs à atteindre tels qu’Ernest Renan a pu, par exemple, les définir dans sa célèbre conférence de 1882 en Sorbonne « Qu’est-ce qu’une nation ? » et modèle narcissique nourri des identifications infantiles auquel le sujet doit se conformer. Celui ou celle qui éprouve une vacuité de son existence, un déficit identitaire ou une carence affective sans perspective de rémission, en conçoit un sentiment d’infériorité : au point de se soumettre à un leader et de remplacer son « idéal du moi » déficient par une personnalité étrangère, a fortiori charismatique, ou par un corpus idéel contraignant.

La particularité de cet « idéal du moi » réside en outre dans son étroite corrélation avec le surmoi, instance interdictrice, autoritaire, sinon tyrannique. L’être humain en recherche de ce soutien psychiquement structurant l’explique parfois par « le besoin que quelque chose se passe dans le réel » : besoin d’ordre imposé de l’extérieur face à son propre « vécu désordonné » et besoin de justice à même de le rétablir dans « son bon droit », accompagnent ce passage.

Outre le recours, défense de type maniaque, aux rituels initiatiques –le cérémonial d’intégration–  ou sacrificiels –l’assassinat collégial ou l’attentat suicidaire–  qui la sous-tendent, cette aspiration à l’organisation stricto sensu comprend, en relation avec l’autorité surmoïque, un besoin de punition : besoin décliné par d’autres analystes, en termes « d’expiation », de « réparation » et de « pardon »[2. Guy Rosolato, Le sacrifice, Repères psychanalytiques, PUF, 1987.]. À ce titre, la perspective de mourir, tout comme celle d’être stigmatisé ou honni, loin de briser l’élan, galvanisent ce franchissement : elles en constituent même la principale articulation inconsciente. Si certains criminels ne passent à l’acte que pour mieux donner corps à leur sentiment de culpabilité, l’acte d’engagement pour le djihad et ses accomplissements subséquents ont aussi lieu pour que « la pulsion elle-même trouve sa limite »[3. Jean Laplanche, « Réparation et rétributions pénales », Le Primat de l’autre en psychanalyse, Champs Flammarion n° 390, 1997, p. 173.]. Il est donc vain de croire qu’une action préventive insistant rationnellement sur ces deux éléments serait à même de toucher et d’éveiller la conscience de ceux ou de celles qui l’adoptent.

Nous retrouvons in fine les principaux mécanismes décrits par Freud dans sa Psychologie des foules et analyse du moi[4. Œuvres complètes, tome XVI, Paris, PUF, 1995, pp.1-84.] : en premier lieu, « l’évanouissement de la personnalité consciente » et la prédominance de la personnalité inconsciente où le « moi individuel » s’abolit au profit du « moi collectif ». Le changement de nom consacre cette mutation identitaire et enregistre la nouvelle appartenance. L’orientation, ensuite, par « voie de suggestion » et la « contagion des sentiments et des idées » dans le même sens. Et ce, au moyen de l’affect idéologique ou religieux, une « force permettant à la foule de garder sa consistance ». La tendance à transformer immédiatement en actions les idées suggérées car la mise en acte, par surcroît médiatisée, renforce le sentiment de puissance invincible de l’individu en foule : elle fait disparaître ses inhibitions au profit d’une résurgence de ses pulsions destructrices et archaïques. Et Freud de rappeler : « l’individu, seul, se sent incomplet ».



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