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Un routard en Absurdie


Rangoon, photo : Sam Steiner (Flickr)

« À dix mille kilomètres de ta banlieue nord / Y’a pas de lézard, mon gars, tu vas changer de décor / À Rangoon, sous la pluie, quand les rues sont rivières / Ils ont tous les pieds nus, spécial high-kick qui tue ! »

Depuis que je suis arrivé en Birmanie, en ce début 2011, je suis hanté par les paroles de Rangoon Lhassa, la tuerie raggamuffin de La Souris Déglinguée. Sauf que c’est la saison sèche et que les rues ne sont pas encore noyées sous la mousson. Mais le changement de décor a de quoi ébranler l’Occidental, surtout s’il arrive de la Thaïlande voisine : chaussées éclatées, superbe architecture victorienne plus ou moins laissée à l’abandon, jeunes rockers en treillis avec casque SS sur la tête… on imagine difficilement plus glauque. Mais c’est surtout la torpeur ambiante qui frappe : les habitants vaquent à des taches sous-payées en traînant les pieds – qui leur en voudrait de glander dans un pays dont la devise semble être No future ?
Chaque hameau ou pâté de maisons est placé sous la surveillance d’un agent de renseignement, lui-même chapeauté par un chef de quartier ou de village, et ainsi de suite. Depuis les émeutes de 2007, la plus infime tentation de contestation est écrasée dans l’œuf. Les touristes, eux, ne semblent pas se poser trop de questions. Pour deux semaines, je serai l’un d’eux, routard en Absurdie.[access capability= »lire_inedits »]

Qui se souvient des Karens ?

La dernière fois que je suis entré dans le pays, au début des années 2000, c’était en clandestin via la ville frontalière thaïlandaise de Mae Sot, surnommée « Little Burma » à cause de ses camps de réfugiés karens chassés par l’armée birmane. J’avais eu le privilège de pouvoir rester quelques jours dans le Kawthoolei, cet État semi-virtuel du peuple karen en lutte pour sa liberté. Qui sait que des dizaines de Français se sont engagés auprès de ce petit peuple opprimé et que plusieurs y ont laissé leur peau ?

Aujourd’hui, c’est une autre histoire : j’entre en Birmanie régulièrement, avec visa et tout le toutim. Je suis pourtant moyennement rassuré en arrivant à l’aéroport international de Rangoon, ayant quelques raisons d’être parano… Me voici pourtant en règle, avec mon visa obtenu à l’ambassade birmane de Vientiane. Officiellement, je suis donc « truck driver » grâce à un « certificate of employment » bidon bricolé sous Photoshop. Loin du pays karen, je marche maintenant dans les rues de Rangoon avec en tête, encore, les paroles de La Souris Déglinguée : « Moitié en sarong, moitié en treillis, là bas, au sud-est de l’Asie / Oui, même les filles les plus jolies, elles savent se servir d’un fusil. » Je m’attends à une dictature sévère. Je n’imagine pas qu’elle est aussi cocasse à force d’absurdité.

« La Birmanie en trois mots ? Je dirais : arbitraire, absurde, paranoïaque. » Tristan Mendès-France sait de quoi il parle. En 2009, il a tourné « à l’arrache » un reportage, « Happy World in Birmanie », qui pointe les aspects les plus kafkaïens d’un régime prêt à tout pour conserver le pouvoir.

Le bizarre vous saute vite à la gorge. Il y a d’abord l’exotisme propre à la Birmanie : presque tous les hommes portent une sorte de longue jupe élégante, le longhi, et la quasi-totalité des femmes se barbouillent le visage d’une espèce de pâte cosmétique pas vraiment ragoûtante dont la couleur beige évoque de la boue séchée… Il paraît que c’est un truc de séduction. La mondialisation n’a pas atteint ce pays sous embargo. À mon hôtel, le taulier me promet « the best room », la 306. La « meilleure chambre » est miteuse, la fenêtre donne sur les poubelles et l’eau chaude est en panne, mais 306, c’est « 3 + 0 + 6 = 9 », c’est-à-dire le chiffre porte-bonheur pour les Birmans !

Astrologues au pouvoir

Le hic, c’est qu’au plus haut sommet de l’État, on fonctionne de la même façon, comme me le confie Tristan Mendès-France: « La numérologie est un phénomène très populaire en Birmanie. Ce n’est pas un problème en soi. Ce qui est inquiétant, c’est que l’État cale sa politique sur ces croyances. Ainsi, la date de la répression de la Révolution de safran – le 27 septembre 2007, soit 9/9/9 – semble avoir été choisie selon des critères numérologiques… »

Du jour au lendemain, sur le conseil de son astrologue, le dictateur en chef a décidé de changer le sens de la circulation : désormais, on roule à droite au Myanmar. Seulement, les volants des voitures sont restés à droite, de même que les portes des transports en commun. On descend donc du bus au milieu de la rue et, en voiture, on roule à moitié à l’aveugle. Tristan Mendès-France en a tiré une séquence croquignolette.

Mon taulier ne diffère donc pas des maîtres du pays qu’il sert apparemment avec entrain, comme, j’imagine, tous les patrons d’hôtel. Dès que je sors, il me demande avec insistance où je vais, ce que je vais faire. La touriste hollandaise qui occupe la chambre voisine de la mienne semble heureuse de répondre à toutes ses questions sans comprendre que, derrière son sourire, se cache un supplétif de la police. Le lendemain de mon arrivée, un cousin de l’hôtelier (enfin, c’est comme ça qu’on me le présente) m’offre gentiment une Myanmar Beer et me parle de choses et d’autres. Au moment où il attaque le sujet « mécanique », je me retiens in extremis de lui répondre que je n’y connais rien, me rappelant opportunément que je suis censé être chauffeur de camion. Je lui parle de « big car », histoire de voir à quel point il percute. « Yes, me répond-il : truck driver ». Le « cousin » connaît mot pour mot la formule que j’ai inscrite sur ma demande de visa dans un consulat birman au Laos ! Sa visite amicale n’aura pas de conséquences : j’ai dû réussir le test.

Marché noir officiel

À Pagan, dans le Nord-Ouest du pays, je me lie avec un expatrié suisse, appelons-le Michel, qui me confirme que les étrangers sont sous étroite surveillance : « J’ai épousé une Birmane, je lui ai acheté une maison ; eh bien, je n’ai même pas le droit de dormir dedans ! En tant qu’étranger, j’ai l’obligation de résider la nuit dans un hôtel ou une guesthouse. Donc, je paie une chambre à l’année que j’occupe quand je crains une visite de nuit, pour éviter de me faire racketter ou expulser. Je n’ai pas non plus le droit de rouler en moto ou en voiture : en somme, ils savent toujours où me trouver et je ne peux pas me déplacer sans être accompagné. Triste, non, après sept ans à travailler ici ? » Tout est compliqué pour les « expats ». Pour envoyer quelque chose à l’étranger, il faut faire des faux papiers via Singapour. Bien sûr, il n’y a pas de distributeurs de billets, les banques birmanes étant exclues des circuits internationaux, mais pas moyen non plus de recevoir de l’argent via Western Union. La seule solution est d’arriver avec des dollars ou des euros et, si on a réussi à ne pas se faire voler, d’en changer une partie en monnaie locale en évitant les boutiques de change officielles. À Bogyoke Market, je découvre cependant que des bijouteries officiellement agréées par le gouvernement changent au taux du marché noir. On se retrouve donc avec des liasses de centaines de billets, la plus grosse coupure en kyats n’atteignant pas la valeur d’un euro.

Autant dire que la Birmanie n’est pas la destination à recommander aux amateurs de tourisme pépère. Aux routards qui voudraient venir en Birmanie admirer, par exemple, les incroyables temples de Bagan, Tristan Mendès-France dispense de précieux conseils : « Restez dans les clous et les espaces touristiques balisés, n’amenez pas de caméras trop voyantes. Et surtout, gardez en tête que cette dictature est marquée par l’arbitraire. On peut faire des choses très risquées sans se faire prendre et se faire coincer pour des choses banales. Je pense à ce touriste qui a fait de la taule pour avoir pris, en plein Rangoon, une photo d’une pagode à côté de laquelle il y avait un bâtiment administratif… » Comme Tristan, Tai-Luc, de La Souris Déglinguée, ne peut plus mettre les pieds dans le pays : « Ce n’est pas donné à tout le monde d’aller filer un coup de main à la guérilla, dit-il, alors tenez-vous à carreau, prenez des photos de la pagode Shwedagon et des jolies Birmanes, et ramenez-nous des infos sur la situation sur place. »

La situation sur place ? Rien de neuf sous le soleil : on sait que le généralissime Than Shwe a tiré sa révérence fin mars 2011, que la junte militaire a officiellement été dissoute, mais personne n’est dupe de ce ripolinage. Les mêmes fripouilles continuent de tirer les ficelles en coulisse. Les Karens se battent avec des moyens dérisoires dans leurs forêts, les réfugiés vivotent dans les camps mais leur cause n’émeut plus grand monde en Occident − les volontaires français, dont une certaine gauche aimait ricaner – sont de moins en moins nombreux. À Yangon, la chasse aux moines a bien fonctionné et ils ne sont plus assez nombreux pour constituer une menace. Quant aux étudiants contestataires, leurs universités ont été déplacées à des dizaines de kilomètres des centres-villes. Or, les moines et les étudiants étaient les seuls groupes que la police n’avait pas encore complètement infiltrés.

Dans ces conditions, quel espoir reste-t-il pour la Birmanie ? Le courage d’Aung San Suu Kyi, celle que les Birmans appellent « la Dame » dont le prestige semble inaltérable ? L’Absurdie semble avoir de beaux jours devant elle. On ne voit pas, en effet, ce qui pourrait menacer ce régime qui, dans l’indifférence générale, continue à faire vivre son peuple entre burlesque et tragique. [/access]

Septembre 2011 . N°39

Article extrait du Magazine Causeur



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