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Singapour: les morts hantent les vivants

Un passé qui ne passe pas


Singapour: les morts hantent les vivants
Promenade devant l'hôtel Marina Bay Sands à Singapour, septembre 2016. Photo : Roslan Rahman/ AFP

Sous ses airs de Monaco asiatique, la cité-État de Singapour cache un passé qui ne passe pas. À l’ombre des gratte-ciel flambant neufs, les victimes des atrocités commises par l’occupant  japonais (1942-1945) crient justice.


Dès son arrivée à Singapour, le voyageur européen comprend qu’il a changé de dimension. À l’intérieur du « meilleur aéroport au monde » (selon le classement Skytrax), la plus haute cascade artificielle existante, le « Rain Vortex », déverse 500 000 litres d’eau de pluie sur une hauteur de 40 mètres au milieu d’une jungle équatoriale recréée avec 2 000 arbres et orchidées à foison. La dernière œuvre monumentale de l’architecte israélo-canadien Moshe Safdie, qui a coûté plus d’un milliard d’euros, est emblématique de l’approche futuriste de cette cité-État, devenue un pôle financier à l’échelle planétaire.

À Singapour, rien n’est laissé au hasard. L’édification des gratte-ciel du nouveau quartier d’affaires est soumise à de savants calculs en conformité avec les principes de l’art millénaire chinois du feng shui, qui vise à optimiser les flux d’énergie. L’État veille à la sérénité des lieux en appliquant une politique de tolérance zéro en matière d’incivilités, de corruption ou de trafic de stupéfiants. Ici, pas d’atmosphère chaotique ponctuée de bruits de klaxons. L’ordre et le calme règnent grâce à des milliers de caméras dissimulées dans l’espace public et bientôt renforcées par l’installation de dispositifs de reconnaissance faciale sur les 100 000 réverbères de la ville [tooltips content= »lesechos.fr/monde/asie-pacifique/ securite-singapour-va-tester-la-reconnaissance-retinienne-136249″](1)[/tooltips]. Sur fond de gigantisme et d’une débauche de luxe, les affaires sont florissantes. C’est Monaco à la puissance mille !

Mais dans ce paradis capitaliste de la finance globalisée où les fonds d’investissement spéculatifs règnent en maîtres, il reste un phénomène que personne ne parvient à maîtriser : celui de la prolifération des apparitions surnaturelles ! Dans les parcs, sur les plages, dans les rues, les fantômes sont légion [tooltips content= »todayonline.com/lifestyle/10-most-haunted-places-singapore »](2)[/tooltips], c’est en tout cas une évidence pour les habitants de la ville. Au grand désarroi du monde des affaires, les ectoplasmes sont même particulièrement présents dans les somptueux palaces de la ville hérités de la colonisation britannique.

Ceux-ci se montrent particulièrement facétieux et incommodants un mois par an, lors du septième mois lunaire bouddhiste ou taoïste, dit « mois des fantômes affamés », lorsque les esprits tourmentés des damnés reviennent hanter les vivants du fond de leurs enfers. Pour les apaiser, les Singapouriens (dont 75 % sont Chinois) multiplient les offrandes et rivalisent de piété. Ils se gardent bien d’entreprendre quoi que ce soit d’important en cette période périlleuse.

Reste à savoir qui est responsable de cette invasion d’outre-tombe. Tout d’abord, la poussée démographique et la spéculation immobilière ont aiguisé les appétits de terrains. On a donc systématiquement détruit des cimetières, exproprié les sépultures et reconstruit des immeubles sur ces lieux sensibles, sans se soucier du sacrilège commis.[tooltips content= »campus.sg/why-are-some-mrts-considered-haunted/ « ](3)[/tooltips]

En second lieu, l’ancien occupant japonais (1942-1945) continue à semer le chaos et à déchaîner des forces infernales par ses atrocités passées et par le refus de faire acte de repentance. Pour rappel, à la chute de Singapour, en 1942, quelque 50 000 soldats britanniques et alliés furent faits prisonniers et soumis aux pires sévices par les troupes du général Tomoyuki Yamashita (pendu aux Philippines en 1946) qui, dans une offensive éclair avaient conquis la péninsule malaisienne. Nombre d’entre eux furent affectés à la construction de « la voie ferrée de la mort » reliant la Thaïlande à la Birmanie, comme le relate l’écrivain Pierre Boulle dans Le Pont de la rivière Kwai.

À Singapour même, les Japonais, par le biais de leur « Gestapo », la Kenpeitai, et de collaborateurs locaux, se lancèrent dans une opération visant à éliminer tout ennemi potentiel au sein de la communauté chinoise. Il s’ensuivit le massacre dit de Sook Ching, à savoir l’élimination par des méthodes atroces d’hommes chinois âgés de 18 à 50 ans. Les Singapouriens ont avancé le nombre de 50 000 victimes, alors que les Japonais n’en reconnaissent que 5 000 !

Au fil des décennies, la découverte de charniers grâce au travail d’historiens internationaux et aux témoignages de familles de victimes, a permis de lever le voile sur cette histoire tragique. En témoigne, par exemple, le terrain de golf de l’île singapourienne de Sentosa, lieu très prisé par les joueurs de golf nippons, construit sur un ancien ossuaire.

Après avoir épluché des archives de guerre japonaises, le chercheur Lim Shaobin a révélé qu’une branche de l’infâme Unité 731, dédiée à la recherche sur la guerre biologique et chimique, avait été installée par les Japonais pendant la guerre à l’école de médecine de Singapour, car les puces de rat porteuses de la peste bubonique pouvaient y bénéficier de conditions climatiques idoines. Parachutées par avion au-dessus de la Chine, les puces infectées décimèrent près de 10 000 personnes [tooltips content= »straitstimes.com/singapore/wwii-spore-used-as-base-to-spread-disease »](4)[/tooltips].

Refusant obstinément la reddition de leurs forces d’Asie du Sud-Est en 1945, 300 officiers japonais se suicidèrent collectivement à l’intérieur du Raffles Hotel, le palace emblématique de la ville [tooltips content= » « The Real Japanese Surrender », The Sunday Times (The Straits Times), 4 septembre 2005. »](5)[/tooltips]. Dans le magnifique Goodwood Park Hotel, sur Scotts Road, d’autres de leurs collègues impliqués dans des massacres, tortures et expérimentations sur les êtres humains furent jugés lors de procès similaires à ceux de Nuremberg en Europe, puis pendus dans la foulée.

À ce jour, malgré sa culpabilité incontestable, le Japon n’a consenti à rendre à Singapour que 50 millions de dollars singapouriens (32 millions d’euros), extorqués de force pendant l’occupation aux Chinois de la ville. Devant tant d’amnésie, et de pingrerie, les esprits errants des défunts ont encore de beaux jours devant eux. Welcome to Singapour.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Analyste géopolitique (Russie, Turquie), auteur et spécialiste en relations internationales et en études stratégiques.

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