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Plaidoyer pour la censure


Plaidoyer pour la censure

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Le problème, aujourd’hui, avec les médias, c’est qu’il n’y a plus de censure. Plus du tout.

Tout le monde le sait, mais personne ne le dit. On fait semblant. On joue à se faire peur. Comme avec le fâchisme, la Bête immonde, les Heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Autant de postures qui ne mangent pas de pain : « Mais si, mais si, nous serine-t-on à l’extrême gauche ou à l’extrême droite, la censure est là, partout ! » Anastasie guette, un ciseau électronique dans une main, les lois Gayssot dans l’autre.

[access capability= »lire_inedits »]Bon, admettons. Le problème, c’est que le dossier est vide et la Censure, comme l’Amour, réclame des preuves. Mais on aura beau dire : Stéphane Guillon est encore à France Inter, les Guignols ne sont pas interdits d’antenne, Siné Hebdo n’est pas saisi une semaine sur deux et le président de France-Télévision, malgré les pronostics, va finir son mandat.

On objectera la concentration des grands groupes de presse, les liens incestueux de la télévision et des politiques, des politiques avec les milieux d’affaires, des milieux d’affaires avec l’édition, de l’édition avec la télévision et ainsi de suite. On parlera d’un climat très ORTF après la décision de nommer les responsables du service public en conseil des ministres ou encore de la conception assez particulière du pluralisme selon le service politique de France 2, qui a sonné l’hallali contre l’insolent Peillon. Oui, mais Peillon a pu, à peu près partout, expliquer, réexpliquer, analyser et détailler son coup de Jarnac médiatique. Il l’a fait dans un climat d’hostilité corporatiste à la limite du supportable, mais il l’a fait.

Alors, en désespoir de cause, on montrera du doigt les annonceurs. Ceux qui font vendre de la junk food et vous empêcheront de faire un dossier sur la diététique, ceux des grandes marques de café quand il faudra parler du commerce équitable ou des vendeurs de climatiseurs si l’on prépare un papier remettant question les thèses réchauffistes.

Sauf que là encore, tout vient à qui sait voir et entendre. On a lu un nombre incalculable d’enquêtes sur la malbouffe, sur Max Havelaar (y compris ses dérives) et on commence à entendre de plus en plus les voix discordantes des scientifiques qui récusent les scénarios du genre Le Jour d’après.

Bon, puisque ça, ça ne marche pas, on fera mine de s’inquiéter des attaques régulières contre Internet, des désirs de contrôle parental, ministériel, éducatif, de quadrillage la Toile. On dénoncera le flicage de la blogosphère par des associations à forte envie de pénal qui publient des rapports alarmistes sur les sites identitaires, racistes, néo-nazis, souchiens, pédophiles, fumeurs, rastaquouères, céliniens, anorexigènes, sodomites, sionistes de droite, sionistes de gauche, nationaux-laïques, islamo-gauchistes, gaullistes révolutionnaires, souverainistes parpaillots, complotistes, conspirationnistes ou ostréicoles.

Oui, mais on voit bien, au bout du compte, pour le meilleur et pour le pire, que tout le monde, philosophes, intellectuels, pékins lambdas, psychopathes geeks, obsédés sexuels, antisémites, pour peu qu’ils ne soient pas trop malhabiles en informatique et trouvent des hébergeurs yakoutes ou patagons, disent à peu près ce qu’ils veulent quand ils le veulent. Même des horreurs qui tombent sous le coup de la loi et même − cela arrive plus rarement, mais cela arrive − des choses bien qui tombent sous le coup du bon sens.

Non, on aura beau faire, il n’y a plus de censure.

Tant pis pour vous : il fallait l’aimer, la censure du monde d’avant. Elle vous le rendait bien. La censure, c’était l’hommage du berger à la bergère , c’est-à-dire l’hommage que rendait une société pour qui les mots, les corps, les images avaient encore une vertu menaçante, une réalité positive, une « valeur performative », diraient les linguistes.

Le censeur était, à sa façon, un type sympathique, un genre d’acteur de composition qui acceptait de jouer le rôle du méchant, de celui qui attaquait traîtreusement l’écrivain, l’opposant, le héros ou… le journaliste qui, parfois, comme Vallès, était les trois à la fois. Il avait son utilité, sa mission, son sacerdoce : il était le sel de nos plaisirs, il nous faisait connaître la volupté du secret, l’impression exaltante d’être un clandestin, un résistant simplement en s’échangeant des livres sous le manteau ou des journaux que l’on avait eu le temps de prendre au kiosque avant l’arrivée des fourgons de police.

Stendhal raconte, quelque part dans son Journal, l’histoire de cette belle Milanaise qui disait, en dégustant sensuellement un sorbet au citron dans une loge de la Scala : « Quel dommage que ce ne soit pas un péché. » Qu’on le veuille ou non, les interdits, tous les interdits, ont toujours été des démultiplicateurs du génie, du talent, du plaisir, de la subversion et du vrai travail du négatif.

Dans un monde médiatisé à l’extrême où tout est hypocritement visible, audible et permis, où la transparence est de rigueur et la tolérance obligatoire, où les affrontements idéologiques sont mimés, où des « niches » sont prévues pour toutes les contestations, les médias font tapisserie, comme les filles pas très jolies dans les bals de campagne. Et si par hasard, il leur arrivait de dire quelque chose de nouveau ou de subversif, personne ne ferait attention à eux à cause de la musique, cette musique un peu trop forte que tout le monde aime. Pas question de baisser le son, bande de rabat-joie !

Aujourd’hui, d’ailleurs, le censeur a disparu ou presque. Il a rangé ses ciseaux. Eventuellement, il renvoie devant les tribunaux, mais ce n’est pas très intelligent parce que ça se sait. Le procureur Pinard, qui accusa Flaubert, ne veut plus se ridiculiser davantage, pour le plus grand profit de Madame Bovary et il faut être Eric Raoult pour croire qu’il y a un intérêt quelconque à dénoncer les propos d’une Marie N’Diaye dont seuls les lecteurs des Inrocks, média pas franchement dangereux pour l’ordre établi, avaient eu connaissance.

La disparition de la censure, c’est la mort de la démocratie. Et cela pour une raison simple : le vrai totalitarisme, celui décrit par Orwell, Marcuse ou Debord, sait récupérer sa propre contestation en son sein, sait que toute critique du Spectacle est spectaculaire, sait métaboliser la négation. Et tout le monde, médias compris, peut bien dire ce qu’il veut, cela n’a aucune importance : plus personne n’écoute plus rien, dans le silence assourdissant des fils d’information continue.
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Février 2010 · N° 20

Article extrait du Magazine Causeur



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