Génération désorientée


Génération désorientée

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Tu mets quel lycée en premier choix ? Quelle option je prends pour avoir le lycée Montaigne ? Il faut combien de moyenne ? Dès la troisième, l’ado contemporain découvre les affres de l’orientation. À partir de janvier, il se livre à des calculs compliqués et échafaude des stratégies savantes pour éviter la voie de garage ou le lycée-poubelle. Quelques mois fatidiques décident du destin de l’élève – filière générale ou bac professionnel ? – et de son lycée d’affectation. À Paris, ce dernier point n’est pas anecdotique : les forts en thème se répartissent les meilleurs établissements, les cancres atterrissent dans des lycées franchement moyens, pendant que le gros de la troupe se dispute des lycées plus ou moins bien cotés.

Comme dans un mauvais roman d’anticipation, mission est confiée à un logiciel informatique d’évaluer votre niveau scolaire, avec une récompense ou une sanction à la clé : le lycée de vos rêves ou la poubelle décriée à la rubrique faits divers du Parisien. Charge au programme Affelnet de distribuer les bons et les mauvais points avec une objectivité quasi diabolique. Dans l’académie de Paris, tout élève de troisième part avec un capital de 600 points, s’il respecte son secteur d’origine, auxquels s’ajoutent 300 points s’il touche une bourse, 50 points s’il a un frère ou une sœur dans le lycée de son choix et, last but not least, 600 points en fonction de ses résultats scolaires. Vous ne comprenez rien ? C’est normal, l’usine à gaz administrative tourne fréquemment au burlesque.[access capability= »lire_inedits »]

Anne, dont la fille étudie en classe de troisième au collège Louise-Michel, un établissement plutôt moyen du Xe arrondissement de Paris, se souvient : « La conseillère d’orientation a réuni 180 parents d’élèves en leur montrant un grand plan de métro avec des points rouges et bleus suivant les lycées. En bleu, les établissements de notre zone ; en rouge, ceux où on n’a pas le droit d’envoyer nos enfants. » Peut mieux faire. À Véronique, sa bonne élève de fille unique de nous fournir la bonne explication de texte : sur les huit vœux que l’élève présente, seuls les trois premiers comptent véritablement. Dans ce premier chapeau, on peut théoriquement sélectionner un lycée « hors-secteur », ce qui fait perdre… 600 points. La mobilité géographique n’est donc guère encouragée par le système, à moins d’avoir ses treize frères et sœurs scolarisés dans son lycée d’élection…

Comme diraient Chevallier et Laspalès, « y’en a qui ont essayé, y zont eu des problèmes ! ». Démonstration. Véronique avait jeté son dévolu sur un établissement loin de ses terres, le lycée Pierre-Gilles de Gennes du XIIIe arrondissement, qui, comme son nom l’indique, possède une solide réputation en matière de physique-chimie. Casus belli : entre le secteur-sud et le secteur-est, où vit Véro, la distance se révèle pratiquement aussi infranchissable que la frontière entre Pyongyang et Séoul. Lorsqu’elle a découvert le pot aux roses, Anne s’est invitée dès potron-minet chez le proviseur et la conseillère d’orientation pour biffer ce choix, leur expliquant qu’en bonne idiote, elle n’avait rien compris lors de la réunion d’orientation. À force de se rouler par terre, la mère éplorée a fini par obtenir la clémence de l’administration, ce qui lui a permis de corriger les vœux de Véro. Bon, ça ira pour cette fois. Mais quelle mouche avait piqué cette littéraire dans l’âme pour vouloir investir ce vivier de chimistes ? Véronique fait valoir que Pierre-Gilles de Gennes accepte des élèves à 12 de moyenne générale, très en deçà de ses propres performances. Elle n’avait donc aucune raison de ne pas tenter le coup. Las, Anne y perçoit une forme de rébellion contre l’arbitraire administratif, mais surtout une réaction un peu bornée à la pression que les professeurs font peser sur ces petits choses.

Faute de pouvoir agiter la menace du redoublement – impossible en troisième –, l’équipe pédagogique utilise régulièrement le contrôle continu comme argument choc pour (re)motiver les troupes. « Depuis la rentrée, les profs nous rappellent avant chaque contrôle que cela va compter dans la moyenne et peser sur le choix de notre futur lycée. » En cas de mauvaise note, mieux qu’un long sermon, le prof furibard évoque le spectre de se retrouver dans un lycée « nul » comme Henri-Bergson (XIXe), réputé… pour l’acide  que certains de ses élèves se jettent au visage dans les toilettes… La classe de troisième se prête d’autant plus à ce genre de chantage qu’elle s’achève par le passage du brevet – le BEPC pour les anciens. La seule justification de ce dernier est d’être le premier diplôme du cursus honorum scolaire, dont l’obtention s’avère aussi facile qu’inutile puisqu’elle ne détermine même pas le passage en seconde. Mais puisqu’une grande partie du brevet se joue lors du contrôle continu tout au long de l’année de troisième, les brevets « blancs » prennent finalement le pas sur l’examen final, étant donné leur fort coefficient dans la moyenne des matières concernées. La préparation d’un examen plus décisive que l’examen proprement dit ? Au collège d’Ubu, on n’est plus à une énormité près… Par la double magie du contrôle continu et de la prise en compte des moyennes dans l’affectation à un lycée, chaque évaluation devient une petite marche sur laquelle on peut se ratatiner. Nul n’étant plus cruel ou égoïste qu’un ado, il n’est pas rare qu’un élève ayant raté tel ou tel cours ne soit pas tenu informé par ses petits camarades des devoirs notés ou des récitations à apprendre. La philosophie spontanée des jeunes pubescents, c’est un peu « Aide-toi, le ciel t’aidera !» – ou « Chacun sa merde ! ».

Mais il en faudrait plus pour impressionner Véro. Jusqu’ici, ce sont surtout ses parents qui se font un sang d’encre pour son avenir, tout en s’inquiétant… de l’inquiétude de leur fille : « Il y a quelques mois, j’ai invité des amies de ma famille à nous rejoindre dans notre maison de campagne. À 15 ans, avec mes copines, je passais mon temps à parler de garçons, de la manière de les embrasser voire plus, alors qu’elles sont obsédées par le choix du lycée, et leurs moyennes au dixième de point près ! »¸ raconte Anne. Jean-Luc Delarue aurait adoré ce choc des générations, avec dans les premiers rôles des adolescents devenant des adultes miniatures soumis aux mêmes impératifs de rendement que le cadre moyen. Avec comme cerise sur le gâteau Anne s’exclamant sur le plateau : « Au secours, ma fille n’est pas une pétasse », l’émission eût été grandiose.

« Pour les parents, le lycée détermine la vie, le boulot dans le futur, mais faut pas exagérer », relativise Véronique. La brunette s’amuse du discours alarmiste de son intellectuel de père qui cultive le double paradoxe en conseillant un futur bac scientifique (« qui t’ouvrira plus de portes… ») à sa fille « nulle en maths », alors qu’il excella jadis en filière littéraire ! L’angoisse palpable de ce ménage plutôt aisé illustre la grande peur des classes moyennes, dont la plupart n’ont que leur capital culturel et éducatif à léguer à leurs enfants. Beaucoup ont la conviction que tout se joue irréversiblement avant le bac, dès le choix du lycée, comme si la fatalité frappait leur jeune avant même qu’il n’ait fréquenté les bancs de l’université. Bref, dans l’esprit des parents, « tout est déjà trop tard » bien tôt…

Volontiers plus cartésienne, Véro avance son 19,5/20 de moyenne en anglais pour justifier son projet d’entrer en section internationale, une option que proposent cinq des huit collèges de sa liste de vœux. Inutile de compter sur la prescience du logiciel Affelnet pour tenir compte de cette heureuse concordance, car ce programme plus bête que méchant enregistre toutes les moyennes de l’année, sans autre forme de subtilité. La machine ne connaît pas les aspirations des utilisateurs, pardon des élèves, inscrits dans ses fichiers. De toute façon, à cet âge-là, il est rarissime d’avoir une idée claire du métier auquel on se destine : comme beaucoup de ses condisciples, Véro est passée par plusieurs phases successives, rêvant tantôt de laboratoire scientifique, tantôt de la magistrature, tantôt de l’ENA. Et ne comptez pas sur la conseillère d’orientation pour l’aider à y voir plus clair. « Quand ma mère l’a rencontrée pour parler des inscriptions hors secteur, vu mes bonnes notes, la conseillère lui a demandé pourquoi elle venait la voir… », explique la fille d’Anne. Eh oui, la conseillère ne s’occupe pratiquement que des cas désespérés.

Les trains qui arrivent à l’heure devront attendre la deuxième étape de l’orientation, en fin de seconde, lorsque le lycéen se dirige vers les bacs littéraire, économique, scientifique ou technologique. C’est là que le bât blesse : alors que les professeurs et conseillers d’orientation naviguent à vue, sans voir au-delà de la seconde, élèves et parents pensent en années. Un tel hiatus produit des drames kafkaïens, tel ce garçon de la classe de Véronique «  que la prof principale ne lâche pas alors qu’il a 12 de moyenne. Elle lui propose de devenir ingénieur du son ou technicien… » contre son gré. Nolens, volens, les équipes pédagogiques ont tendance à vouloir faire le ménage en fin de troisième pour purger les filières générales de leurs canards boiteux, quitte à inventer des vocations qui n’existent pas. « Les élèves sont souvent orientés par défaut : on se dit qu’untel n’est pas assez bon, qu’il dégage en filière pro ! », confirme Sophie Laborde, présidente-fondatrice de Tonavenir.net, une entreprise d’aide à l’orientation. Il y a quelques années, cette mère de famille, ci-devant podologue, s’est reconvertie dans l’orientation privée (voir interview p.53) après avoir cherché en vain des conseils auprès du lycée de sa fille. À la différence des conseillers d’orientation appointés par l’État, le cabinet de conseil brasse large, du collégien en mauvaise posture cherchant une voie de sortie à l’étudiant surdoué qui ne sait plus où donner de la tête. Comptez 375 euros pour un élève de troisième. À ce prix-là, ce n’est pas encore un privilège de nantis, même si l’on est clairement sorti du service public gratuit accessible à tous. « On n’est pas dans la psychologie ou le bla-bla, on écoute l’élève, on regarde ses bulletins, et on cherche les établissements qui lui correspondent, puis on lui remet un dossier avec les lycées qui l’intéressent et les numéros des proviseurs qu’il doit rencontrer », plaide Sophie. Un moyen de contourner le monstre froid Affelnet, qui fait frémir la mère de Véronique, persuadée que le programme décide à la place des hommes. Car l’orientatrice privée nous le certifie, il existe bien un « traitement humain » capable d’enrayer la machine informatique : « Quand le directeur d’un lycée a préalablement rencontré un élève motivé et ses parents, il sera plus disposé à l’accepter dans son lycée quand il verra passer son nom. Mais si vous restez les bras ballants, vous serez soumis aux aléas de l’administration, qui peut vous envoyer à Argenteuil sans que vous l’ayez demandé. »

Il ne faut pas aller chercher plus loin le secret des dieux. Tonavenir.net s’appuie sur une énorme base de données, des milliers de fiches sur toutes les filières possibles et imaginables que Sophie compose, archive et met à jour. L’autre atout majeur de l’entreprise s’appelle le temps. S’entretenir des heures durant avec un élève et ses parents est un luxe que les conseillers d’orientation ne peuvent se payer. On rêve d’un monde où l’école de la République garantirait aux enfants de prolos ou de rupins un choix libre et éclairé avant d’entrer dans la carrière. Hélas, revenu sur terre, une orientation gratuite et obligatoire paraît désormais aussi utopique qu’une société sans école…[/access]

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*Photo : Hannah

Juin 2015 #25

Article extrait du Magazine Causeur



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