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Noyade dans une fontaine de jouvence


Noyade dans une fontaine de jouvence

Roméo Montaigu et Juliette Capulet vivaient chez leurs parents, ce qui est tout à fait normal vu que la demoiselle n’avait pas encore 14 ans et que, même si Shakespeare reste discret sur ce point, le jeune homme avait probablement entre 15 et 18 ans. Leonard Kraditor, Sandra Cohen et Michelle Rausch, les trois personnages principaux de Two Lovers, sont deux fois plus âgés que les amoureux de Vérone mais eux non plus ne vivent pas seuls et sont loin d’être indépendants. Avec Tanguy[1. Une comédie d’Etienne Chatiliez. A 28 ans, le brillantissime Tanguy n’a pas la moindre intention de quitter l’appartement de ses parents soixante-huitards – l’emplacement et les prestations sont parfaites, maman et papa trop cools et le monde réel avec ses contraintes quand même chiant en ce début du troisième milliaire…] cette jeunesse à rallonge faisait rire – ou prétendait le faire. L’excellent Two Lovers nous plonge dans l’angoisse. Le nouveau film de James Gray raconte une histoire d’amour, un drame alimenté par le conflit entre raison et passion. Mais il est d’abord une tragédie contemporaine qui nous montre en train de nous noyer dans la fontaine de jouvence dont nous avons tant rêvé.

Oubliez Petit-déjeuner chez Tiffanys ! Leonard et Sandra vivent carrément chez leurs parents. Leonard occupe toujours sa chambre d’enfant et dort dans le même lit. Talentueux et sympathique, Leonard n’arrive pas à grandir et devenir adulte. Une déception amoureuse sur fond de personnalité psychiquement fragile – c’est l’unique explication de son état d’infantilité socio-économique.

On en sait encore moins sur Sandra mais sa situation sociale n’est guère différente : légalement adulte, elle mène l’existence d’une lycéenne de 16 ans. Sa rencontre avec Leonard en dit long : elle a demandé à ses parents de se faire inviter à dîner par les Kraditor. Naturellement, à 25 ou 30 ans elle les accompagne… Tout se passe bien et Leonard l’invite dans sa chambre pour lui montrer ses photos. Comme toute personne n’ayant pas accompagné ces parents à quoi que ce soit depuis l’âge de 15 ans (du moins je le suppose), j’ai éprouvé face à cette scène une tristesse et une angoisse presqu’insupportables.

En 2008, à New York, dans des familles appartenant à la classe moyenne, cette existence signale la faillite d’un monde. Qui aurait pu imaginer un film américain dans lequel les héros vivent à 30 ans chez les parents ? La dernière des serveuses rêvant à 20 ans de devenir une star aurait un petit studio ou vivrait, à la Friends en colocation. Même Michelle, la voisine blonde qui éblouit Leonard n’habite pas vraiment chez elle, son appartement étant payé par un sugar daddy, l’amant qui l’entretient – un vrai adulte, lui.

Sans statut, sans métier, sans vie sociale, ces trois vieux ados flottent dans la vie laissant les parents/adultes – aimants et bien intentionnés, il faut le dire – prendre les décisions les plus importantes pour eux. La famille fonctionne si bien qu’elle empêche ses jeunes membres de sortir de ce cocon. Leonard et Michelle jouent un peu à la rébellion, et semblent, au moins pour un court moment, suivre leurs désirs. Ils planifient même, adolescence oblige, une fugue à San-Francisco pour vivre leur passion. Mais ils ne franchissent pas le pas, l’indépendance est trop lourde à assumer et la rébellion se mue en capitulation complète quand les trois gamins finissent par se conformer aux plans que les adultes ont faits pour eux.

Le dramaturge américain Neil Simon nous avait déjà fait visiter le quartier de Brighton Beach[2. Brighton Beach memoirs (1983)], ce quartier du sud de Brooklyn où habitent les Cohen et les Kraditor. La famille, la communauté et ces quartiers newyorkais des immigrants russophones à majorité juifs sont aussi au centre des trois films précédents de James Gray, metteur en scène de Two Lovers. Reste que même le Portnoy de Philip Roth a physiquement quitté sa famille et son enfance, quitte à les retrouver sur le divan.

Alors, on sait bien que l’enfance, la famille et les origines sont difficiles à assumer, mais jusque-là la vie réelle avec appartement, travail, voiture, argent et tous les autres trucs d’adultes obligeaient à s’en sortir, ou en tout cas à faire avec. Avec la troïka de Two Lovers on apprend qu’on ne peut même plus en sortir, qu’il ne s’agit ni d’une métaphore ni d’une allégorie psychologique : c’est l’âge adulte lui-même qui est hors d’atteinte. À la différence de Peter Pan, ce n’est ni drôle ni charmant.

On arrive là au cœur du problème, celui des héros de James Gray et celui des « vrais jeunes » : les enfants des baby-boomers n’y arrivent pas. Leurs parents sont trop bons, trop compréhensifs et le monde trop dur. Le travail est rare et mal payé, le logement cher. Rien ne pousse ni ne convie ou encourage à grandir. Qui peut se lancer dans la vie aujourd’hui sans un transfert massif de capital entre générations – terme pudique pour désigner le fric que vous donnent vos parents pour votre appartement ou votre voiture ? Et le pire est que, quand ils sont possibles, ces « transferts » sont l’ultime forme de la transmission à laquelle consent une génération qui s’est constituée comme celle de la rupture avec le « vieux monde » (celui devant lequel il fallait courir camarade). Ni dette, ni héritage : faire du passé table rase devait être la preuve absolue de la liberté. Ce que montre James Gray c’est que cette liberté, habillée a posteriori en France du seul étendard de « 68 », est synonyme d’infantilisation généralisée de la société. Refusant d’être fils, les baby boomers ont été incapables de devenir pères. La mode et la culture de masse ont effacé les différences entre générations, ouvrant la voie à une très longue jeunesse qui sépare l’enfance d’une vieillesse de plus en plus tardive. Ils ont consommé jeune pour rester jeunes. Et voilà que la dernière astuce pour arrêter le temps de cette génération qui refuse de vieillir est d’interdire à ses enfants de grandir.

Two Lovers, film américain de James Gray avec Joaquin Phoenix, Gwyneth Paltrow et Isabella Rossellini.



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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