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Not in my Eminem


Not in my Eminem

Contrairement à ce que prétendent de méchantes langues ici-même, j’aime bien le rock and roll. Certes, vos enfants, neveux et nièces, chers lecteurs, trouveraient certainement mes goûts désuets, mais non, je n’ai pas bloqué sur les Quatre saisons. Je pense néanmoins qu’infliger aux prisonniers de Guantanamo des heures et des heures de hard rock, de soap pop ou de chansons niaises pour enfants-rivés-à-l’écran est une torture particulièrement raffinée, interdite par toutes les conventions signées par les pays de bonne compagnie.

Il faudrait cependant expliquer par quel tour de passe-passe ce qui est une torture pour les présumés coupables de la prison américaine est tenu pour un délice par une bonne partie de la jeunesse d’Occident. Entrez dans n’importe quel magasin de jeans : torture ! Centre commercial : torture ! Tentez votre chance dans un café chic : torture ! Essayez une fête de trentenaires qui écoutent Chantal Goya en couches-culottes : torture ! Un restau branché : torture, vous dis-je. Partout en Occident de malheureux humains sont soumis au même traitement inhumain, dégradant et illégal que celui qui est réservé aux suspects dans une zone de non-droit sous pavillon américain. Et ils en redemandent. Ils payent même pour se rendre dans des lieux dédiés à ces pratiques obscures que l’on appelle boites de nuit. Torture au-delà de l’Atlantique, plaisir en deçà – allez y comprendre quelque chose.

Au moins les terroristes les plus endurcis (à moins qu’il ne s’agisse de leurs frères ou de leurs cousins) ont-ils envie de se suicider après avoir entendu une centaine de fois We will rock you de Queen, White America d’Eminem ou, peut-être pire encore, le générique de Sesame Street, l’équivalent US de L’Île aux enfants. Or, rien de tel dans tous les lieux où, chez nous, on pratique cette terreur à ciel ouvert, au vu et au su de tous ; aucune réaction de panique ou de révolte ne se lit sur les visages de ceux à qui on inflige cette barbarie sonore. On dirait au contraire qu’un étrange syndrome de Stockholm pousse les victimes à adorer, parfois à idolâtrer leurs tortionnaires et à haïr ceux qui tentent de les délivrer de leurs chaines. Faites l’expérience de demander à un restaurateur de baisser ou, si vous êtes d’humeur gore, d’arrêter la musique et vous verrez bientôt se coaliser contre vous tous les clients dont vous venez pourtant d’essayer de sauver le dîner. (J’ai quasiment déclenché une émeute avec Philippe Muray dans un restaurant de Malaucène, dans le Vaucluse, où nous prétendions avoir une conversation entre grandes personnes. Seule une fuite rapide nous a évité le goudron et les plumes.) Ou demandez à un vendeur comment il tient huit heures sous le pilonnage constant de décibels échappés d’une mauvaise chaine hi-fi et vous lirez dans son regard l’effroi du type qui se retrouverait nez à nez avec un homme des cavernes. Lui se demande plutôt comment on peut tenir sans ce cocooning sonore. Le silence est mort.

Il faut se rendre à l’évidence, une mutation de l’espèce a dû se produire pour que ce qui était hier – et est encore pour une part de l’humanité – synonyme d’horreur soit devenu hautement désirable. Il est permis et même conseillé de se révolter contre le saccage des paysages ou l’éradication des langues vernaculaires, mais se rebeller contre la dictature du bruit, c’est se désigner comme survivant promis à une juste disparition. Cela fait des années que mes copains les plus proches affichent un sourire gêné lorsque, vers le mois de juin, j’entonne mon couplet contre la Fête de la musique. Ça lui reprend, elle fait son numéro de Muray appliqué. Une fois par an, qu’est-ce que ça peut te faire ? Serais-je la seule à pleurer de rage après quatre ou cinq heures de boum-boum durant lesquelles il est inutile de songer à lire, réfléchir, deviser… ou écouter de la musique ? Se trouve-t-il vraiment des adultes consentants à la Techno Parade et ses hordes d’adolescents munis de packs de bière ? Je l’avoue, moi ça me fout les jetons, j’ai l’impression que la guerre commence – et accessoirement, ça fait trembler mon ordinateur, au cinquième étage.

Muray rappelait judicieusement que l’oreille n’a pas de paupière. Face au bruit, nous sommes tous désarmés, le prisonnier de Guantanamo et le bobo du Marais. Sauf que le second a choisi de collaborer à sa propre aliénation (je sais, je sais, le premier est autrement aliéné par ses croyances et comportements archaïques) et même de la brandir comme l’étendard d’une liberté nouvellement conquise. La saturation de l’espace sonore, l’invasion de l’intimité par toutes sortes de bruits – dont certains sont qualifiés de musique – auxquels, serait-on en train de mourir sur un lit d’hôpital, il est impossible d’échapper[1. Muray a écrit sur le sujet un texte poignant.] –, ne sont pas considérés comme les symptômes d’une insupportable violence mais comme ceux d’un progrès de la civilisation.

Résultat, nous avons le privilège d’observer en live les effets de l’Evolution. En effet, entre l’habitant des vastes rivages encore livrés à l’archaïsme et à l’oppression et l’individu qui peuple nos contrées post-démocratiques, il n’y a pas seulement un ou plusieurs océans mais des siècles. Le type que l’on torture à coups de hard rock est le même que celui qui bat sa femme (ou bien pire), il n’y a pas de hasard. Sur fond de flonflons, c’est un nouvel épisode, vaguement burlesque, de la bagarre entre le vieux monde et le nouveau qui s’est joué à Guantanamo. Pour en apprécier toutes les subtilités, il faut se glisser dans les pas des fonctionnaires zélés qui ont mis au point cette intéressante technique de terreur par la musique, moins salissante que le Taser, en appliquant un principe simple : ce qui fait horreur là-bas fait jouir ici – ou, si vous suivez vous l’avez compris, ce qui faisait horreur hier fait jouir aujourd’hui. Il faut noter que le théorème n’est pas totalement réversible car bien des joies de la vieille humanité (comme la lecture, la contemplation d’œuvres d’art, un disque des Who passé à un volume raisonnable ou le contage de fleurette) sont étrangères à l’homme des cavernes afghanes autant qu’aux spécimens les plus aboutis d’individus post-historiques. (Au fur et à mesure que j’avance dans cet article, je réalise tout ce qu’il doit à ce lâcheur de Muray, merci Philippe, que serais-je sans toi puisqu’on en est aux chansons). En tout cas, si les djihadistes présumés avaient pris la peine de lire la lettre que Muray leur a adressée après le 11 septembre, ils auraient pu deviner à quoi s’attendre[2. Chers djihadistes…, Mille et Une Nuits (Fayard).]. Sa conclusion était sans appel. « Nous vaincrons. Parce que nous sommes les plus morts. » Et les plus sourds ?

Essayons de suivre le raisonnement de nos raffinés musicologues. Le programme de rééducation auditif appliqué à Guantanamo repose d’abord sur le volume (le plus élevé possible) et la répétition (infinie) des mêmes airs, au point que n’importe quel chef d’œuvre devient du bruit alors je vous laisse imaginer pour la daube de fabrication courante. Nous avons les moyens de vous obséder. Un entrepreneur qui a passé trois mois dans cet enfer tropical – une regrettable erreur, semble-t-il – a parlé à Associated Press du tabassage sonore qu’il a subi. « Vous n’êtes plus vous-même. Vous ne pouvez plus formuler vos propres pensées dans un tel environnement », a-t-il notamment déclaré. Voilà qui nous éclaire a contrario sur nos contemporains et concitoyens. Ce qui rend le bruit si désirable, c’est qu’il rend incapable de penser – donc dispense d’avoir à le faire. À quoi il faut ajouter qu’il délivre les humains des délicieuses complications et embûches de la conversation.

Dans ces conditions, les réactions des artistes dont les œuvres figurent dans l’immortelle playlist de Guantanamo (appelée à un avenir aussi flamboyant que celle de Marc Cohen) sont particulièrement hilarantes. Ce n’est pas de gaieté de cœur mais vous pouvez allez les entendre sur backchich, ils ont fait le boulot. Les uns sont furieux, comme Trent Reznor, de Nine Inch Nails dont j’apprends à l’instant l’existence en même temps que l’indignation : « Il m’est difficile d’imaginer quoi que ce soit de plus profondément insultant, dégradant et rageant que d’apprendre que la musique que l’on a créée avec toute son âme est utilisée à des fins de torture », déclare-t-il sur son site. Pas en mon nom, pas ça, pas moi. Certains, dont Massive Attack et Audioslave (dont je suis en mesure de vous annoncer qu’il – ou elle ? – « entame une carrière solo ») participent à la campagne zéro décibel www.zerodb.org lancée par l’organisation britannique Reprieve et l’Union des musiciens, mais ça n’a pas l’air de se bousculer au portillon. Selon AP, d’autres, l’engagement chevillé au corps, se demandent s’ils pourraient réclamer des droits d’auteurs au Pentagone. « Bien sûr que c’est une torture d’écouter Metallica 24 heures sur 24, dit le chanteur du groupe James Hetfield avec un rire niais, mais une part de moi est fière que cette musique ait été choisie, cela veut dire qu’elle est puissante, forte et qu’elle représente pour les détenus quelque chose d’insupportable, la liberté sans doute. Cela dit, attention, la musique et la politique n’ont rien à voir : la politique divise et, nous, nous voulons unir les gens. » Philosophe, avec ça le chanteur. Sans le savoir, il met dans le mille : le rock (ou ce qui en tient lieu) est une proposition qu’on ne peut pas refuser, la communion universelle et obligatoire. Alors, sans doute les détenus de Guantanamo (en tout cas, ceux qui y sont pour quelque chose) n’aiment-ils pas la démocratie et la liberté, ces conquêtes admirables qu’ils devraient nous envier, mais peut-être refusent-ils aussi de plonger dans le grand bain œcuménique que l’on nous promet pour avenir. Pour l’instant. Ils y viendront. Ils en redemanderont eux aussi du Metallica ou même du Britney Spears. Car s’il faut d’abord terrifier, le but final est de séduire.

Là où les joyeux drilles qui ont pondu cette brillante méthode pédagogique ont vraiment fait fort, c’est avec ce qu’on pourrait appeler la torture par l’infantilisation, une application originale et prometteuse du théorème déjà évoqué – bonheur ici, horreur là-bas. Puisque l’enfance est l’état auquel aspirent les populations d’Occident, ils font le pari que l’infantilisation brisera les plus durs à cuire plus sûrement encore que n’importe quelle musique du genre à donner envie d’envahir la Pologne. Oui, nous voulons que ces maudits barbus qui nous pompent l’air avec leur dieu guerrier, laissent les petites filles aller à l’école, les grandes porter des mini-jupes, et, pour reprendre l’expression fleurie de mon ami Marc Cohen, les garçons de même sexe s’enculer tranquillement, et nous avons bien raison de le vouloir. Mais ce que nous voulons encore plus, c’est qu’ils nous laissent retomber en enfance dans le monde disneylandisé que nous édifions patiemment, et même qu’ils nous rejoignent dans notre Île aux Enfants. Christopher Cerf, l’auteur des chansons de Sesame Street, d’insupportables comptines ânonnées par des marmots à la voix nasillarde dans lesquelles il est question de familles modèles avec réfrigérateur géant et barbecue du samedi, s’est dit horrifié d’apprendre que certaines faisaient partie du programme de rééducation proposé aux hôtes de l’armée US. Il a bien tort. On ne saurait imaginer meilleure arme de destruction massive que ces tartines gluantes d’amour et d’enfance. Il faudra un jour dire ce que la paix mondiale doit au satellite qui a permis d’arroser chaque foyer, jusque dans les coins les plus reculés de la planète et de l’Histoire, de toutes les kitcheries sentimentales, de toutes les fadaises sirupeuses et musicales inventées par l’industrie du divertissement. La rue arabe manifeste son soutien à Ben Laden (ou au Hamas ou au Hezbollah ) mais après avoir proclamé sa juste haine de l’Occident, on rentre à la maison – la Star’Ac, une soupe et au lit. Allez faire la guerre des civilisations avec des gens qui regardent Amour gloire et beauté.

Certes, il y aura toujours des mauvais coucheurs qui, après une semaine de Chantal Goya, persisteront dans l’archaïsme et dans l’adultisme. On imagine que certains prisonniers de Guantanamo vouent à l’Occident et à son désir d’enfance une haine plus féroce encore que celle qu’ils éprouvaient à leur arrivée. L’islamisme terroriste n’est peut-être pas soluble dans la démocratie, mais il ne résistera pas à l’infantilisation du monde. Et « le pays joyeux des enfants heureux, des monstres gentils » vaut tous les paradis. Même – et peut-être surtout- peuplé de vierges.

Chers djihadistes...

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Janvier 2009 · N°7

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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