Pour saluer Michel Delpech


Pour saluer Michel Delpech

Michel Delpech

Quand avons-nous entendu une chanson de Michel Delpech pour la première fois ? On serait tenté de dire en 1974 ou 1975. Nous avions dix ans, dans ces eaux-là. Nous allions à la piscine de l’Ile Lacroix, à Rouen, le mercredi après-midi, avec un copain. Il s’appelait Jean-Yves. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, je me souviens de son prénom parce qu’à l’époque les garçons s’appelaient encore Jean-Yves. Ce que j’aimais surtout chez Jean-Yves, c’était sa mère. C’est elle qui nous ramenait de la piscine. Elle avait une Austin Mini et elle portait des minishorts par dessus des collants et des lunettes de soleil hyperboliques relevées dans ses cheveux bouclés. J’étais un peu amoureux. C’était ma Madame Arnoux à moi. Elle me faisait monter sur le siège passager avant pendant que Jean-Yves devait se contenter de la maigre banquette arrière. Aujourd’hui, la sécurité routière trouverait à y redire mais à cette époque-là, nos pères fumaient comme des pompiers et on jouait dehors jusqu’à des heures pas possibles. On n’avait pas peur du cancer ni des pédophiles.

Dans l’Austin Mini de la mère de Jean-Yves, on sentait son parfum. Cela faisait un contraste agréable avec nos cheveux encore mouillés et notre odeur chlorée. Je n’ai jamais su la marque qu’elle portait. Il m’arrive encore, parfois, de la sentir en croisant une passante dans la rue. Un hasard heureux, comme d’entendre une chanson de Michel Delpech, justement. Parce qu’il ne faut pas se raconter d’histoires, on ne l’entendait plus tellement, Michel Delpech, sauf sur Radio Nostalgie, et encore.

Le seul avantage de mourir, c’est que l’on se souvient de vous le temps que vous mourriez. Les artistes, les poètes, les écrivains avec un peu de chance, ont le droit à un sursis plus ou moins long. Trenet l’a dit mieux que moi :

« Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues
La foule les chante un peu distraite »

C’est en regardant les pieds de la mère de Jean-Yves jouer sur les pédales de l’Austin Mini que j’ai compris que les jambes des femmes seraient la grande affaire de ma vie, comme Bertrand Morane dans le film de Truffaut, et que l’important serait d’arriver à faire un tour, un petit tour, entre leurs draps.

Tout en nous demandant ce qu’on voulait pour le goûter, elle glissait une cassette dans son autoradio. Ce geste me semblait le comble du chic, de la sophistication. La mère de Jean-Yves, c’était le glamour seventies à l’état pur. Et ce jour-là, ce fut une chanson de Michel Delpech, Les divorcés. Je ne comprenais pas tout mais je sentais bien la mélancolie contenue dans les paroles. C’était un couple qui se séparait. Il était question de Stéphanie que le père pourrait passer voir de temps en temps. C’est surtout ça qui m’avait frappé. A cette époque-là, toutes nos copines s’appelaient Stéphanie. Ou Sophie. Ou Valérie. Ou Virginie. Toujours des prénoms en –ie. C’était tout de même mieux que les Jade, les Maelys ou les Térébenthine d’aujourd’hui. On ne cherchait pas à être original à tout prix.

Michel Delpech non plus ne cherchait pas à être original à tout prix. Il faisait honnêtement son métier de chanteur. Il l’a raconté dans ce que je trouve être sa meilleure chanson, Quand j’étais chanteur, un chef d’œuvre d’autodérision douce-amère où il s’imagine à un âge qu’il n’atteindra jamais. Il faisait au passage un clin d’œil aux copains du show-biz, ce qui prouve en plus qu’il était un bon camarade.

En attendant, Les divorcés, ça m’inquiétait un peu. A cette époque-là, Pompidou agonisait, c’était le premier choc pétrolier et le consentement mutuel n’existait pas encore. Les deux premiers événements nous passaient au-dessus de la tête, à mon copain et à moi, mais pas le troisième. Il arrivait parfois qu’on parle entre nous à voix basse à la récré de cette élève de CM2 « dont les parents se séparaient ». On osait à peine la regarder, comme s’il elle était malade.

Pour le reste, Delpech, comme tous les chanteurs de variété de son temps, était plus ou moins consciemment le sismographe de son époque. Par exemple, Le Loir et Cher nous parlait l’air de rien de Paris et du désert français, pour reprendre le titre d’un essai célèbre, tandis que Ce lundi-là était la parfaite illustration du roman de Manchette Le petit bleu de la Côte Ouest, ou des thèses de Guy Debord sur l’aliénation spectaculaire de la vie quotidienne des cadres. C’était diablement bien vu, jusqu’à la présence des tranquillisants au bord de l’assiette. C’est que l’on avait l’impression bien fausse, après 68, que ce coup-ci, c’était bon, on était sorti de l’histoire mais que la vie se déroulait dans un bonheur frelaté qui tournait à vide.

Michel Delpech, en fait, était un chanteur nervalien. Son luth portait le soleil noir de la mélancolie, cet autre nom de la dépression qui le hanta une bonne partie de sa vie. Son attention désespérée et inguérissable à sa jeunesse lui fit écrire Chez Laurette, un de ses premiers grands succès qui continuera à parler pour toujours à ceux dont le bistrot près du lycée est resté, comme le Valois chez Nerval, l’image définitive d’un paradis à tout jamais perdu.

*Photo : SIPA.00693660_000013.

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